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Abattre les barrières pour les personnes en situation de handicap

Extrait d’un rapport de recherche de Cardus

March 23, 2022

Johanna Lewis

Brian Dijkema

Work & Economics

Research Report

Disability Labour

Résumé analytique

À travers le Canada, les personnes en situation de handicap doivent composer avec d’importants désavantages sur le marché du travail. En dépit de décennies d’efforts de la part des décideurs de politiques pour améliorer leur accès au travail, les taux d’emploi pour les personnes en situation de handicap demeurent inacceptablement bas—et leur risque de pauvreté est élevé à un taux disproportionné. Dans cet article, nous allons examiner de plus près les coûts humains de l’exclusion du marché du travail des Canadiens en situation de handicap et identifier certaines des questions fondamentales qui entravent une réforme positive des politiques.

Trois préalables essentiels structurent notre démarche dans cet article: (1) le travail est un bien  fondamental pour l’être humain, auquel toute personne doit avoir accès, y compris quand elle est handicapée; (2) partout où cela est possible, notre cadre de politiques sociales doit tendre à soutenir le travail avec ses bienfaits tant financiers que non financiers; et (3) toute personne doit recevoir un minimum vital, que ce soit par des revenus privés, un soutien public au revenu ou quelque combinaison des deux. Nous passons en revue des recherches montrant que, pour les personnes en situation de handicap comme pour celles qui ne le sont pas, le travail importe non seulement en tant que chemin vers la sécurité financière, mais aussi comme important facteur de bien-être humain, tant individuel que social.

Depuis plusieurs décennies, les décideurs de politiques traitent l’exclusion du travail des personnes en situation de handicap en leur offrant un soutien financier. Malheureusement, cet accent mis sur la compensation de l’écart de revenus n’a pas été accompagné d’efforts pour combler l’écart existant au niveau de l’emploi. Notre examen des données fédérales et provinciales sur les dépenses liées aux invalidités pour l’année fiscale 2019–20 suggère que les dépenses gouvernementales en matière de soutien à l’emploi ne font pas le poids à côté des programmes d’aide au revenu, et ce, alors même que les taux de pauvreté pour les personnes en situation de handicap demeurent excessivement élevés.

L’objectif visé par cet article est une politique du travail pour les personnes en situation de handicap qui adhère à une compréhension holistique des besoins humains—y compris, sans certes s’y limiter, la sécurité financière. C’est dans ce but que nous identifions des questions clés en ce qui a trait à la réforme des politiques relatives aux personnes en situation de handicap. Nous ne prétendons aucunement répondre ici à ces questions. Nous cherchons plutôt à jeter les bases d’une conversation fructueuse.

Nos hypothèses de travail

Comme il a été dit plus haut, cet article se base sur trois présupposés fondamentaux informés par nos croyances préalables à propos de ce qu’implique le fait d’être humain. Notre motivation première est de prôner une réforme des politiques pour les rendre conformes aux politiques publiques quant aux besoins humains fondamentaux. Comme nous le verrons plus loin en plus de détail, il y a un écart flagrant entre les désirs énoncés par la plupart des personnes en situation de handicap, la reconnaissance officielle par le Canada de leur droit au travail, les nombreux bienfaits avérés du travail et les réalités auxquelles font face les personnes en situation de handicap: l’exclusion constante et répandue du marché du travail. Surtout, cet écart a un grave coût humain pour les Canadiens en situation de handicap, leur déniant la dignité et les bienfaits (tant financiers que non financiers) du travail. Il est clair que plusieurs personnes en situation de handicap veulent du travail et ont la capacité d’en obtenir, mais le système actuel restreint plus qu’il ne soutient cette capacité. Ce qui fait de l’écart quant à l’emploi auquel font face les personnes en situation de handicap un problème si grave, à notre avis, c’est que notre cadre de politique ne parvient pas à garantir à tous un aspect fondamental de la vie humaine.

Nos trois principales hypothèses de travail sont expliquées ci-dessous.

1. Le travail est un droit humain fondamental auquel toutes les personnes devraient avoir accès.

Qu’est-ce que le travail et à quoi sert le travail? Comme il ressortait de notre bref examen dans notre article précédent, « Work Is About More Than Money », cette question a trouvé de nombreux types de réponses. 1 1 B. Dijkema et M. Gunderson, « Work Is About More Than Money: Toward a Full Accounting of the Individual, Social, and Public Costs of Unemployment, and the Benefits of Work », Cardus, octobre 2019, https://www.cardus.ca/research/work-economics/reports/work-is-about-more-than-money/. Étant donné les visions divergentes du sens, du but et des implications du travail, il est important que nous commencions par énoncer notre cadre pour le concept du travail et du labeur. Toute notre recherche sur le travail est structurée par notre conviction que le travail fait partie intégrante de la dignité humaine; cet article n’y fait pas exception. Nous croyons que le travail constitue une partie importante de la vie de tous, y compris les personnes en situation de handicap. Le sens du travail pour le bien-être humain est soutenu par un vaste corpus de recherche: le travail offre des bienfaits non monétaires considérables—y compris les bienfaits sociaux, psychologiques et physiques- et des bienfaits de santé mentale—même indépendamment du revenu associé au fait d’avoir un emploi. 2 2 Dijkema et Gunderson, « Work Is About More Than Money ». Comme nous le montrons en détail dans la section suivante, ce résultat vaut également pour les personnes en situation de handicap. De plus, la participation au libre marché du travail constitue une partie importante de la pleine participation à la société dans son ensemble et les défenseurs des personnes en situation de handicap soutiennent depuis longtemps que l’exclusion de l’emploi rémunéré est une barrière majeure à une plus large intégration sociale. 3 3 D. Galer, « ‘Hire the Handicapped!’ Disability Rights, Economic Integration and Working Lives in Toronto, Ontario, 1962–2005 » (thèse de doctorat, Université de Toronto, 2014). En 2010, le Canada a reconnu officiellement l’importance du travail pour les personnes en situation de handicap quand il ratifia la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes en situation de handicap, qui reconnaît « le droit des personnes en situation de handicap au travail, sur une base égale avec les autres; ceci inclut le droit à la possibilité de gagner sa vie par le travail librement choisi ou accepté dans un marché du travail et un environnement de travail ouvert, inclusif et accessible aux personnes en situation de handicap. » 4 4 Nations Unies, « Convention », article 27; S. Morris et al., « A Demographic, Employment and Income Profile of Canadians with Disabilities Aged 15 Years and Over, 2017 », Canadian Survey on Disability 2017, Statistique Canada, no de catalogue no 89-654-X2018002, 28 novembre 2018, 11, https://www150.statcan.gc.ca/n1/en/pub/89-654-x/89-654-x2018002-eng.pdf?st=l_tCVByS.

2. Partout où cela est possible, notre cadre de politiques sociales doit tendre à soutenir le travail.

Étant donné les nombreux bienfaits humains du travail, nos politiques—y compris celles qui soutiennent les Canadiens en situation de handicap—devraient être conçues de manière à faire de l’accès au travail le premier recours pour les personnes qu’elles soutiennent. Nous sommes d’avis qu’un emploi riche de sens est la meilleure source de revenu pour tous, y compris les personnes en situation de handicap, en raison de la recherche exposée ci-dessous, mais nous ne croyons nullement qu’il devrait être la seule (ou même la principale) source de revenu dans tous les cas. Des prestations en espèces à court et à long terme sont une importante source de sécurité du revenu pour les gens qui sont confrontés à des barrières à l’emploi assurant un minimum vital. Néanmoins, se fier exclusivement à ces programmes implique de se concentrer seulement sur les besoins financiers de personnes en situation de handicap et de négliger les autres dimensions de la vie humaine et de l’inclusion sociale. Les employeurs et les gouvernements peuvent les uns et les autres signer des chèques servant à payer le loyer et l’épicerie, mais un programme provincial de soutien du revenu ne saurait fournir les nombreux bienfaits non financiers qu’une personne est à même de trouver en travaillant.

Partout où cela est possible, des incitatifs financiers pour tous les acteurs du système des politiques relatives aux personnes en situation de handicap doivent s’aligner sur les désirs exprimés par les personnes en situation de handicap et le besoin humain de travail—c’est-à-dire que les incitatifs des politiques doivent récompenser le travail sur le libre marché du travail plus que les prestations financières à long terme. Les Canadiens en situation de handicap doivent être récompensés pour le fait de travailler ou de chercher du travail. Le système de l’emploi doit faire en sorte que les entreprises considèrent comme une option valant la peine—et non pas un surcroît de difficulté—l’embauche de personnes en situation de handicap et la rétention de travailleurs qui acquièrent un handicap au cours de leur carrière. Les fournisseurs de services d’emploi et les contrôleurs d’accès du système de prestations doivent être récompensés quand ils aident les travailleurs à améliorer leurs compétences et à trouver un emploi soutenable, en décourageant l’assignation à un soutien du revenu à long terme de la part du gouvernement, mis à part les cas les plus exceptionnels (même si cela peut être plus facile et prendre moins de temps que l’encadrement professionnel personnalisé, la formation professionnelle et le soutien à l’embauche). 5 5 OCDE, « Improving Social and Labour Market Integration of People with Disability », Sickness, Disability and Work: Breaking the Barriers, 2010, 4, https://www.oecd.org/els/soc/46488022.pdf. Voir aussi OCDE, « Sickness, Disability and Work: Breaking the Barriers: Canada », 2010, https://www.oecd-ilibrary.org/content/publication/9789264090422-en.

Cette orientation pro-travail est importante parce que le travail est important pour les êtres humains. Les personnes en situation de handicap devraient avoir—et ont exprimé le besoin d’avoir—accès à la dignité, à l’inclusion sociale et à d’autres bienfaits non financiers qu’un bon emploi procure. S’il se trouve que cette approche offre également des économies à long terme aux gouvernements, ce serait là un avantage supplémentaire pour les bilans publics. D’un autre côté, si le gouvernement a besoin de dépenser davantage en programmes pour personnes en situation de handicap afin de rendre possible l’accès au travail, nous croyons que l’investissement supplémentaire dans le bien-être des personnes en situation de handicap en vaut amplement la peine.

3. Toute personne doit recevoir un minimum vital, que ce soit par des revenus privés, un soutien public au revenu ou quelque combinaison des deux.

Aucune personne ne devrait être forcée de vivre dans la pauvreté à cause de barrières à l’emploi, et l’une des responsabilités qui incombent au gouvernement est celle de fournir une sécurité de revenu aux groupes vulnérables afin de s’assurer qu’ils soient en mesure de satisfaire leurs besoins essentiels avec dignité. Pourtant, trop souvent, les programmes de soutien du revenu n’ont pas réussi à procurer des revenus suffisants pour en vivre aux personnes en situation de handicap, qui continuent d’être plus susceptibles de connaître la pauvreté que les Canadiens n’ayant pas de handicaps. L’un des objectifs de cet article était de souligner que l’argent n’est pas la seule chose qui importe, ce qui ne signifie en aucune façon que l’argent n’importe pas—il compte en particulier pour ceux qui n’en ont pas assez pour joindre les deux bouts.

Tout Canadien, qu’il soit ou non handicapé, devrait être à même de satisfaire ses besoins essentiels et de vivre avec dignité au-dessus du seuil de pauvreté. Quand le travail ne peut fournir une source viable de revenu, les gouvernements devraient être prêts à combler l’écart. Cependant, les revenus d’emploi et le soutien du revenu provenant des gouvernements n’ont pas à s’exclure mutuellement—nous sommes même d’avis que les programmes de transfert en espèces peuvent et doivent encourager et soutenir leurs bénéficiaires à travailler autant qu’ils en sont capables. Le meilleur cadre de politiques est selon nous celui où les transfert en espèces complètent les revenus d’emploi quand cela est nécessaire pour procurer un minimum vital stable et fiable.

Identifier les défis et les complexités d’une bonne politique en matière d'incapacités

Pourquoi alors des décennies d’innovation dans les politiques et d’investissement de la part de plusieurs niveaux de gouvernement n’ont-ils pas réussi à rendre les bienfaits de l’emploi également disponibles pour les personnes en situation de handicap? Dans cette section, nous identifions certaines des questions essentielles en ce qui a trait à une politique efficace en matière d’invalidité professionnelle. Cette liste cherche à suggérer sans se vouloir exhaustive et à soulever des questions clés destinées à être examinées de plus près par les parties intéressées plus qu’à y apporter des réponses faisant autorité.

Il importe de reconnaître que la façon dont est définie l’incapacité informe notre approche de la politique en matière d’invalidité. Puisque le modèle médical envisage l’invalidité sous l’angle d’une affection portant atteinte au corps ou à l’esprit d’une personne, les interventions basées sur ce modèle cherchent d’abord à « réparer » la personne en situation de handicap. Le modèle social en revanche considère que l’invalidité provient d’une interaction entre la personne et son environnement. Les interventions basées sur ce modèle—y compris celles dont il est question dans cet article—cherchent d’abord à s’occuper des barrières incapacitantes empêchant la pleine participation d’une personne aux différents aspects de la société. 6 6 C. Collin, I. Lafontaine-Émond et M. Pang, « Persons with Disabilities in the Canadian Labour Market: An Overlooked Talent Pool », Library of Parliament Background Papers no. 2013-17-E, Bibliothèque du Parlement, 2013, 17, https://lop.parl.ca/staticfiles/PublicWebsite/Home/ResearchPublications/BackgroundPapers/PDF/2013-17-e.pdf.

Comment les gouvernements devraient-ils équilibrer les dépenses consacrées à l’assistance financière et au soutien à l’emploi?

Les politiques gouvernementales de soutien au bien-être économique des citoyens ayant des incapacités cherchent habituellement à accomplir deux objectifs reliés: assurer la sécurité du revenu pour ceux qui sont incapables de travailler en raison d’une invalidité et promouvoir l’emploi pour ceux qui sont capables de travailler avec des incitatifs et des soutiens. 7 7 OCDE, « Sickness, Disability and Work », 11; OIT et OCDE, « Labour Market Inclusion », 5. Un fréquent troisième pilier des politiques gouvernementales en matière d’invalidité est constitué par les soutiens à l’accessibilité—c’est-à-dire les programmes destinés à améliorer l’accessibilité aux espaces privés et publics (des ressources pour les modifications de la maison ou du lieu de travail, par exemple), ainsi que les soutiens à la vie quotidienne pour les individus et les familles ayant à vivre des incapacités, tels que les aménagements pour l’aide à la vie quotidienne ou les prestations d’assistance maladie étendues. Les deux objectifs sont d’une importance vitale. Pourtant, malgré les nombreux bienfaits du travail—tant monétaires que non monétaires—pour les personnes, les familles, les entreprises et les sociétés, ainsi que l’importance de l’emploi pour l’inclusion sociale, le travail a reçu une part considérablement plus réduite d’investissement gouvernemental. Jusqu’au milieu des années 1990, la plupart des pays de l’OCDE ont priorisé de généreuses prestations aux personnes en situation de handicap et n’ont mis que peu d’accent sur les soutiens à l’emploi. En dépit de certaines réformes en faveur du travail dans les années 1990, la balance continua de pencher du côté de l’assistance au revenu: l’OCDE a estimé qu’en 2010, presque tous les pays de l’OCDE consacraient déjà plus de 90% des dépenses destinées aux personnes en situation de handicap à des prestations en espèces passives. 8 8 OCDE, « Sickness, Disability and Work », 11–12. Le Canada n’a pas été une exception, ayant consacré seulement 4–6% de ses dépenses liées aux incapacités à des programmes de travail actifs. 9 9 OCDE, « Sickness, Disability and Work: Breaking the Barriers: Canada », 45.

Nous avons passé en revue les programmes fédéraux liés à l’invalidité et constaté un schéma de dépenses semblable pour 2019–20: 10 10 Même si des données récentes étaient disponibles dans certains cas, nous avons utilisé des données de 2019–20 parce qu’elles précèdent le grand impact fiscal des mesures de confinement et de traitement du COVID-19 et qu’en tant que telles, elles offrent un aperçu plus fidèle des schémas typiques de dépenses gouvernementales. Si nous nous sommes efforcés dans notre analyse d’inclure tous les programmes centrés sur les handicaps qui étaient en vigueur au moment d’écrire, les données sur les dépenses n’étaient pas disponibles pour tous les programmes. presque 8 milliards de dollars—90% des dépenses annuelles totales du Canada au niveau fédéral —sont consacrés au soutien du revenu, par comparaison à seulement 414 millions de dollars, ou 5%, à des programmes de promotion de l’emploi.

Nous examinons également les données au niveau provincial. Nos estimations révèlent un déséquilibre similaire, bien qu’en certains cas moins sévère, dans les dépenses gouvernementales consacrées aux invalidités. Même si des données sur les dépenses n’étaient pas disponibles pour tous les programmes et si les tendances émergeant des dépenses provinciales sont variées, aucune des provinces que nous avons examinées n’a investi dans les programmes d’aide à l’emploi à un niveau approchant le moindrement celui des dépenses consacrées à l’aide au revenu. 11 11 Comme les données pour 2019–20 n’étaient pas disponibles pour le Québec et les provinces Maritimes, nous utilisons les données de 2017–18. Terre-Neuve et Labrador est inclus parce que l’information financière n’était disponible pour aucun de ses programmes de soutien du revenu. Quant aux renseignements sur les politiques provinciales relatives aux personnes handicapées, nous les devons à Finlay, Dunn et Zwicker, « Navigating Government Disability Programs Across Canada », particulièrement pour le Québec et les provinces Atlantiques. Pour la Colombie-Britannique, nous sommes redevables à L. Tedds et G. Petit, « Income and Social Support Programs Available in B.C. », 2019, http://bc-programs.surge.sh/. Voir appendice B pour les listes de programmes, les données et les détails des calculs, disponible à https://www.cardus.ca/research/work-economics/reports/breaking-down-work-barriers-for-people-with-disabilities/.

Pourtant, les hauts niveaux de pauvreté parmi les personnes en situation de handicap donnent à penser que cette approche centrée sur le revenu n’a pas réussi jusqu’ici à atteindre son but. Un accent disproportionné placé sur les prestations a-t-il involontairement contribué à exclure les personnes en situation de handicap de perspectives d’embauche qui auraient réduit leur risque de pauvreté? Certains chercheurs ont trouvé un lien entre les systèmes de prestations pour invalidité généreux (par comparaison avec les autres piliers du filet de sécurité sociale) et une participation plus faible au marché du travail des personnes en situation de handicap. 12 12 Lindsay et al., « Participation of Under-utilized Talent », 3. Dans quelle mesure l’approche de premier recours par défaut des gouvernements pour soutenir les Canadiens en situation de handicap—soit leur offrir une aide au revenu indéfinie et le plus souvent inadéquate—a-t-elle nui plutôt qu’aidé pour ce qui est de s’assurer que les personnes en situation de handicap obtiennent les emplois riches de sens qu’elles disent vouloir? 13 13 Pour un examen des façons dont l’aide sociale provinciale en est venue à jouer le rôle d’un programme de premier recours pour les Canadiens handicapés, voir M. J. Prince, « Entrenched Residualism: Social Assistance and People with Disabilities », in Welfare Reform in Canada: Provincial Social Assistance in Comparative Perspective, D. Béland et P.M. Daigneault, dir. (Toronto: University of Toronto Press, 2015), 289–304.

Certaines données issues des réformes de pays d’Europe donnent à penser que le remplacement de programmes à base monétaire par des programmes raisonnables de promotion du travail ne vont pas réduire les personnes en situation de handicap à la pauvreté mais pourrait bien améliorer leur position économique en leur permettant de retourner au travail (et de gagner un revenu) avec des niveaux raisonnables de soutien. 14 14 Burkhauser et al., « Disability Benefit Growth and Disability Reform in the US », 26. Si une politique de promotion du travail est, comme nous l’avons soutenu, celle qui correspond le mieux aux besoins humains, comment les programmes de soutien du revenu peuvent-ils coopérer avec les programmes d’emploi pour promouvoir ce but? Comment différents niveaux de gouvernement devraient-ils allouer les deniers publics entre différents programmes pour satisfaire au mieux les besoins variés des personnes en situation de handicap?

Questions clés pour une politique saine
  • Dans quelle mesure, si tel est bien le cas, les programmes existants de prestations monétaires aux personnes en situation de handicap ont-ils l’effet de barrières à l’emploi et à la sécurité économique à long terme? Dans quelle mesure, si tel est bien le cas, les programmes de prestations monétaires ont-ils l’effet de tremplins vers l’emploi et la sécurité économique à long terme?
  • Quel dosage équilibré de dépenses consacrées aux invalidités—soit entre les soutiens au revenu, les soutiens à l’emploi et d’autres programmes—permettrait-il aux gouvernements d’offrir l’investissement le plus efficace dans le bien-être personnel, social et financier des personnes en situation de handicap?

De quelles façons le système de soutien du revenu pour les personnes en situation de handicap a-t-il l’effet d’une barrière directe et indirecte à l’emploi?

Certes, l’élaboration et l’application d’une politique efficace de promotion du travail est quelque chose de plus facile à dire qu’à faire. Si les personnes en situation de handicap ne sont capables de trouver qu’un emploi à faible rémunération, perdent leur emploi ou sont incapables de trouver quelque emploi que ce soit, elles doivent se tourner vers le système de sécurité sociale pour arriver à joindre les deux bouts. Pourtant, les programmes de soutien du revenu pour les personnes en situation de handicap peuvent rapidement devenir une sérieuse barrière à l’emploi. 15 15 Kirsh et al., « From Margins to Mainstream », 398. Quand l’aide au revenu n’est disponible que pour celles qui se déclarent incapables de travailler, ses bénéficiaires sont incités à rester hors du marché du travail afin de continuer à recevoir le soutien dont ils ont besoin pour survivre. De plus, de nombreuses prestations sont récupérées à mesure qu’augmente le revenu du bénéficiaire, ce qui encourage à travailler moins d’heures au lieu de plus. 16 16 Prince, « Entrenched Residualism », 298; Haveman et Wolfe, « The Economics of Disability and Disability Policy », 1021; Galer, « Life and Work at the Margins », 6–7. Le système de soutien du revenu peut ainsi perpétuer un cycle de chômage et enfermer les bénéficiaires hors du marché du travail. 17 17 Galer, « Life and Work at the Margins », 6–7. La situation est compliquée davantage par le fait que différents systèmes de soutien du revenu pour les personnes en situation de handicap ont différentes approches pour les faire retourner au travail, comme l’explique John Stapleton: « L’évidente ironie est que les programmes basés sur les contributions [p.ex., la composante du RPC/RRQ pour les invalidités, l’indemnisation des travailleurs, l’assurance privée], de façon générale, ne fournissent pas de soutien du revenu quand un bénéficiaire retourne au travail (excepté par le biais d’incitations au retour au travail et d’un revenu admissible plafonné), alors que l’aide sociale, qui dessert les gens qui ont traditionnellement été trop handicapés pour travailler, soutient vigoureusement l’insertion sur le marché du travail avec de l’argent, des soutiens et des prestations. » 18 18 Stapleton, « The ‘Welfareization’ of Disability Incomes in Ontario », 7.

Si ce défi vaut également pour les bénéficiaires de revenu sans handicaps, il est beaucoup plus grave pour les personnes dont le handicap implique des dépenses additionnelles (telles que des coûts plus élevés pour la santé et le transport) et des perspectives d’emploi empirées. Dans cette situation, les personnes en situation de handicap n’ont souvent pas d’autre choix que de ne pas travailler—si les seuls emplois disponibles pour elles sont des positions précaires à faible salaire sans grands bienfaits, elles pourraient être incapables de gagner leur vie avec seulement ce qu’elles gagnaient pour leur emploi. 19 19 S. Torjman, « Disability Supports: Missing on the Policy Radar », Renewing Canada’s Social Architecture, Caledon Institute of Social Policy, mai 2015, 6, https://munkschool.utoronto.ca/mowatcentre/wp-content/uploads/publications/RCSA_disability_supports.pdf. De plus, l’éligibilité aux programmes de soutien du revenu pour les personnes en situation de handicap est souvent basée sur la déficience (telle que définie par des critères médicaux) plutôt que sur la capacité (telle que définie par le travail qu’une personne est capable de faire). L’accent mis sur les limitations plutôt que sur la capacité de travail pousse les personnes atteintes de déficiences vers une dépendance à long terme envers les transferts de fonds plutôt que vers le retour au travail. 20 20 OCDE, « Sickness, Disability and Work: Breaking the Barriers: Canada », 3.

« La façon première dont de nombreuses personnes en situation de handicap obtiennent de l’indépendance est en montrant une grave dépendance. Plus grande est leur incapacité, plus elle recevront de soutiens. En bref, pire est la situation, meilleure elle est.

« Mais l’inverse est également vrai. Une fois qu’elles sont éligibles pour de l’aide, les personnes en situation de handicap qui arrivent à améliorer leur situation sont habituellement pénalisées par divers programmes qui ont en réalité pour effet de décourager leur comportement. Dans ce cas, meilleure est la situation, pire elle est. » 21 21 Torjman, « Disability Policy: From Remedy to Rights », 2 (accent dans l’original).

Questions clés pour la politique sociale
  • Dans quelle mesure les programmes de soutien du revenu pour personnes en situation de handicap existants ont-ils l’effet de barrières à l’emploi et vice versa?
  • Quels aspects de ces programmes ont-ils pour effet de constituer les plus hautes barrières à l’emploi, et pourquoi?

Quel est l’équilibre adéquat entre le ciblage et la simplicité?

Si une politique universelle s’égare dans une direction—soit en passant sous silence d’importantes différences—il est aussi possible de s’égarer dans l’autre direction: les programmes pour handicapés peuvent être ciblés en tellement de détail qu’ils sacrifient la simplicité et, ce qui est encore plus important, l’accessibilité. L’embrouillamini labyrinthique de programmes différents entre lesquels les Canadiens en situation de handicap ont à choisir—de même que l’inégale fiabilité de ces programmes—peuvent rendre difficile de s’orienter dans tout ce système de soutien. 22 22 Prince, « Inclusive Employment for Canadians with Disabilities”; OCDE, « Sickness, Disability and Work: Breaking the Barriers: Canada. » Il y a des variations significatives dans la disponibilité et l’accessibilité des soutiens aux personnes en situation de handicap, qui ont été décrits comme « un salmigondis d’arrangements publics et privés. » 23 23 Torjman, « Disability Supports », 3. L’éligibilité peut dépendre de l’âge, de comment et quand l’incapacité a été acquise, de l’occupation, de l’état de santé, de la nature de l’incapacité, ou d’autres facteurs. Les patients d’hôpitaux et de soins à long terme sont financés par le biais des ministères de la santé, les élèves du primaire et du secondaire ayant des besoins spéciaux sont financés par les ministères de l’éducation, les étudiants de niveau post-secondaire peuvent obtenir des fonds de différents niveaux de gouvernement ou de leur institution, et les adultes en âge de travailler peuvent obtenir de l’assurance privée ou publique. 24 24 Torjman, « Disability Supports », 3–4.

La province de l’Alberta, par exemple, offre au moins vingt-cinq programmes pour les personnes en situation de handicap, répartis entre sept ministères différents. Non seulement les Albertains en situation de handicap doivent-ils s’y retrouver parmi ces programmes—y compris en déterminant leur éligibilité, en posant leur candidature, en suivant les changements aux programmes chaque année, et en gérant une multitude de soutiens—ils doivent aussi coordonner leurs soutiens provinciaux avec jusqu’à trente-huit autres programmes répartis entre sept ministres au niveau fédéral (voir figure 25). Et cette liste ne comprend même pas d’autres programmes d’aide sociale plus généraux pour les Albertains et/ou les Canadiens à bas revenus—un groupe auquel les personnes en situation de handicap ont des chances disproportionnées d’appartenir—ni aucun des programmes administrés par le secteur privé.

Cela étant dit, les problèmes d’accessibilité sont-ils dus au ciblage des politiques elles-mêmes ou à un cadre de soutien sous-financé qui n’arrive pas à mettre les gens en lien avec les services dont ils ont besoin? Les chercheurs d’emploi s’adressant aux services d’emploi financés par les gouvernements, 25 25 Pour des exemples de programmes gouvernementaux pour les personnes handicapées, voir les listes de politiques à l’appendice B, disponible à https://www.cardus.ca/research/work-economics/reports/breaking-down-work-barriers-for-people-with-disabilities/. Voir aussi Finlay, Dunn et Zwicker, « Navigating Government Disability Programs across Canada. » par exemple, découvrent souvent des écarts entre leurs besoins et les capacités des fournisseurs. Relativement peu de fournisseurs provinciaux de services d’emploi ont une connaissance approfondie des barrières particulières auxquelles font face les chercheurs d’emploi en situation de handicap et ceux qui ont une connaissance spécialisée des questions d’incapacités sont souvent surtout familiers d’un type spécifique de handicap (p.ex., seulement les déficiences intellectuelles ou seulement la toxicomanie). 26 26 Prince, « Inclusive Employment for Canadians with Disabilities », 11. Pour ce qui est du soutien du revenu, le crédit d’impôt pour personnes handicapées (CIPH)—une prestation clé qui sert également de portail vers d’autres importants programmes de soutien pour les personnes en situation de handicap, y compris la prestation pour enfants en situation de handicap et le Régime enregistré d’épargne-invalidité—n’est utilisé que par 40% des Canadiens éligibles. La raison précise de ce faible recours au CIPH n’est pas évidente, mais un manque de conscience de son existence, une procédure de candidature compliquée et des règles d’éligibilité peu claires sont des facteurs probables qui ont été avancés pour l’expliquer. 27 27 S. Dunn et J. Zwicker, « Why Is Uptake of the Disability Tax Credit Low in Canada? Exploring Possible Barriers to Access », The School of Public Policy Publications 11:2, janvier 2018, https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3115837.

Dans quelle mesure le manque de réactivité de certain programmes contribue-t-il à cette faible participation? Si une politique met du temps à devenir opérationnelle, son efficacité est diminuée. Par exemple, l’absence d’intervention précoce pour réhabiliter les travailleurs s et les réintégrer sur le marché du travail augmente de façon significative le risque de dépendance à long terme aux prestations. 28 28 OCDE, « Sickness, Disability and Work: Breaking the Barriers: Canada », 7. Si les services sont lents ou peu fiables, les bénéficiaires peuvent passer sous silence leurs préoccupations à propos de programmes existants par crainte de représailles ou d’une annulation du programme, puisqu’« ils préféreraient se contenter de quelque chose de modérément adéquat plutôt que de se retrouver avec rien du tout. » 29 29 Torjman, « Disability Supports », 7.

Questions clés pour une politique saine
  • Dans quelle mesure la complexité des programmes existants destinés aux personnes en situation de handicap ont-ils l’effet de barrières à l’accès?
  • Quelles sortes de réformes amélioreraient l’accessibilité et la réactivité de l’actuel système de soutien aux personnes en situation de handicap? Serait-il plus efficace de changer la structure des programmes destinés aux personnes en situation de handicap eux-mêmes ou d’investir dans des soutiens permettant de se retrouver parmi eux?
  • Lesquels des programmes existants destinés aux personnes en situation de handicap sont-ils sous-employés? Pourquoi? Comment le recours à ces programmes pourrait-il être amélioré?

Quelles sont les sortes de politiques favorisant le travail qui sont d’une efficacité démontrée?

Même quand les responsables des politiques font une priorité de la fermeture de l’écart dans l’emploi des personnes en situation de handicap, ils se heurtent immédiatement à une question particulièrement épineuse: Savons-nous même quelles sont les initiatives qui fonctionnent? Comme le suggèrent des décennies où l’on n’observa que peu ou pas de progrès, l’histoire des politiques d’emploi des personnes en situation de handicap ne manque pas de tentatives s’étant soldées par l’échec. Mont répartit les outils de politiques favorisant le travail des personnes en situation de handicap en trois catégories.

  1. La règlementation travaille du côté de la demande, imposant des obligations juridiques aux employeurs, dont des exemples seraient les quotas et la législation anti-discrimination.
  2. Les contrepoids présument que l’embauche de personnes en situation de handicap est susceptible d’exiger des employeurs des frais de démarrage plus élevés (tels que des investissements supplémentaires dans la formation et les mesures d’adaptation) et travaillent donc tant du côté de la demande que du côté de l’offre en aidant à couvrir ces frais de démarrage et en augmentant la productivité des employés en situation de handicap—les subventions salariales ou le financement du coût des mesures d’adaptation (si des rénovations sont exigées pour améliorer l’accessibilité physique du lieu de travail, par exemple) appartiennent à cette catégorie.
  3. Les substitutions, telles que l’emploi protégé, ciblent les personnes dont on estime que les incapacités les empêchent carrément d’obtenir de l’emploi sur le libre marché du travail. 30 30 Ces trois outils de politique conviennent à différents types d’incapacités: « Une stratégie de politiques basée seulement la règlementation implique une croyance que les personnes handicapées ont un droit au libre emploi et que les coûts de leur participation sont faibles et facilement absorbés par le secteur privé. Des contrepoids sont ajoutés si l’écart de productivité entre les personnes handicapés et celles qui ne le sont pas est assez grand pour appeler des mécanismes à transférer le coût de ces écarts des employeurs à la population en général. Il est fait appel à ces substitutions si ces écarts sont assez grands pour que les décideurs de politiques soient d’avis qu’il est plus économiquement efficace d’offrir une solution de rechange au libre marché du travail. » Mont, « Disability Employment Policy », 11.

 

Les substitutions ont la pire réputation parmi ces trois types d’outils de politiques. Ces politiques ont généralement été vues d’un mauvais œil par les porte-parole des personnes en situation de handicap parce qu’elles ne promeuvent pas une authentique inclusion et sont susceptibles d’être employées à mauvais escient. À titre d’exemple, les ateliers protégés sont controversés, certains chercheurs et porte-parole des personnes en situation de handicap arguant qu’elles empêchent les personnes en situation de handicap de participer pleinement au marché du travail. 31 31 S. R. Bagenstos, « The Case Against the Section 14(c) Subminimum Wage Program », rapport préparé pour la  National Federation of the Blind, 2011, https://thegao.org/publications/the-case-against-the-section-14c-subminimum-wage-program-by-samuel-r-bagenstos/; J. Guilfoyle, « Coming Out of the Shadows of Sheltered Workshops and Subminimum Wage: Exploring the Exploitation of Disabled Workers Under Section 214(c) of the Fair Labor Standards Act », Louis Jackson National Student Writing Competition 53 (2015): https://scholarship.kentlaw.iit.edu/louis_jackson/53. Comme ils ne procurent pas eux-mêmes un milieu de travail inclusif, ni n’aident les travailleurs en situation de handicap à faire la transition vers un travail inclusif vers le libre marché du travail—rares sont ceux qui arrivent à quitter les ateliers protégés—la plupart des parties prenantes sont d’accord pour dire qu’elles sont, au bas mot, moins désirables que les politiques plus intégratrices de soutien au travail. 32 32 Mont, « Disability Employment Policy », 28–29.

Bien que la règlementation soit populaire dans les pays développés, la recherche ne confirme que dans une mesure limitée le bien fondé de ces types d’outils de politiques. Par exemple, l’impact de la législation contre la discrimination est sujet à controverse et ses résultats sont mitigés. Les chercheurs débattent de l’efficacité de lois telles que l’Americans with Disabilities Act (ADA), se demandant si son effet global a été positif ou négatif. 33 33 Vornholt et al., « Disability and Employment », 43–44; Acemoglu et Angrist, « Consequences of Employee Protection »; DeLeire, « The Wage and Employment Effects of the ADA »; D. Kruse et L. Schur, « Employment of People with Disabilities Following the ADA », Industrial Relations: A Journal of Economy and Society 42, no 1 (2003): 31–66. Les premières études donnaient à penser que l’ADA avait un impact négatif sur le taux d’emploi des personnes en situation de handicap. 34 34 Voir p.ex. Acemoglu et Angrist, « Consequences of Employee Protection »; DeLeire, « The Wage and Employment Effects of the ADA ». Des études ultérieures ont mis en question cette conclusion, faisant remarquer que davantage de personnes peuvent avoir été encouragées à rapporter une incapacité par suite d’une législation effaçant le stigmate associé au fait d’être handicapé, tandis que d’autres pourraient avoir arrêté de rapporter des handicaps limitant leur capacité à travailler quand leurs lieux de travail ont été adaptés en fonction de leurs besoins. 35 35 Jones, « Disability and the Labour Market », 414–15. Là où l’ADA a probablement été le plus efficace, c’est quand il s’agissait de protéger les travailleurs de la mise à pied une fois atteints d’une incapacité, bien que l’effet mesuré d’une législation contre la discrimination dépende de la définition d’un handicap utilisée dans l’évaluation d’une politique. 36 36 Mont, « Disability Employment Policy », 24. Même si une législation contre la discrimination peut contraindre à enlever des obstacles architecturaux, des lois ne sauraient à elles seules changer les attitudes des employeurs ou du public. 37 37 Hunt et Hunt, « Changing Attitudes », 268.

Les quotas sont une autre politique réglementaire populaire mais controversée. Le Canada est l’un des rares pays du G20 à ne pas être doté d’un système de quotas pour le recrutement de personnes en situation de handicap, en vertu duquel les entreprises excédant une certaine taille doivent avoir parmi leurs employés un certain pourcentage de personnes en situation de handicap, sans quoi elles paient une amende. 38 38 OIT et OCDE, « Labour Market Inclusion », 20. Cette politique peut avoir l’effet quelque peu désobligeant de laisser supposer que les employés en situation de handicap ne sont embauchés qu’afin de se conformer à la législation, et non à cause de leur compétence. 39 39 Vornholt et al., « Disability and Employment », 44. De plus, il est fréquent que les quotas obligatoires ne soient pas remplis, ce qui peut poser un défi pour le gouvernement qui cherche à les mettre en œuvre. 40 40 G. Waghorn, V. Parletta, et S. Dias, « The Influence of Wage Subsidies on the Open Employment of People with Disabilities », Journal of Rehabilitation 85, no 4 (2019): 25; Mont, « Disability Employment Policy », 20–21. Les données dont nous disposons donnent à penser que les quotas d’emploi n’ont connu qu’un succès limité pour ce qui est d’améliorer les taux d’emploi des personnes en situation de handicap. 41 41 Lindsay et al., « Participation of Under-utilized Talent », 3. Ce qui est plus efficace que les seuls quotas, c’est un système d’impôt sur le quota, en vertu duquel les sociétés qui ne remplissent pas le quota doivent contribuer à un fonds utilisé pour soutenir l’intégration des personnes en situation de handicap au milieu de travail. 42 42 Mont, « Disability Employment Policy », 21–22. Toutefois, ajouter ce genre de fonds laisse toujours sans solution les problèmes observés dans les systèmes de quotas.

Les contrepoids pourraient bien être des outils de politiques plus efficaces en ce qui a trait à l’augmentation des taux d’emploi des personnes en situation de handicap. Les programmes de formation opèrent du côté de l’offre, aidant les personnes en situation de handicap à atteindre leur plein potentiel de travail. Nombre de fournisseurs de services d’emploi aux personnes en situation de handicap, qui dispensent un soutien aux personnes en situation de handicap dans leurs relations avec les employeurs et les gouvernements, offrent des programmes de développement des aptitudes professionnelles pour les personnes en situation de handicap, dont il a été démontré qu’elles améliorent les résultats sur le marché du travail, notamment pour les jeunes. 43 43 Lindsay et al., « Participation of Under-utilized Talent », 6. Alors que la première approche consistait à enseigner aux gens des qualifications et des stratégies pour vivre avec leur handicap avant de les placer dans des emplois (former d’abord, placer ensuite), les données favorisent maintenant le placement d’abord, la formation ensuite. 44 44 Vornholt et al., « Disability and Employment », 43; C. Jenaro et al., « Supported Employment in the International Context: An Analysis of Processes and Outcomes », Journal of Vocational Rehabilitation 17, no 1 (2002): 6. Certaines données suggèrent que les programmes d’emploi en général, et l’adéquation des qualifications et le soutien personnalisé en particulier, ont un impact positif sur la participation au marché du travail des personnes en situation de handicap. 45 45 Lindsay et al., « Participation of Under-utilized Talent ». Néanmoins, la véritable efficacité des programmes de réadaptation professionnelle demeure incertaine, puisqu’il est difficile de mesurer l’impact de l’intervention de programmes tout en tenant compte du biais de sélection (les fournisseurs de service sélectionnant inconsciemment les personnes qu’ils croient appelées à avoir davantage de succès ou celles qui ont plus de chances de trouver du travail de toute façon en posant leur candidature pour le programme). 46 46 Mont, « Disability Employment Policy », 26.

Les gouvernements peuvent également fournir des contrepoids du côté de la demande en soutenant les employeurs. Des incitatifs financiers sont parfois offerts aux employeurs pour contribuer au coût de fournir un logement aux travailleurs et de leur assurer un minimum vital: « En diminuant à toutes fins pratiques les salaires payés par les employeurs sans diminuer le revenu reçu par les travailleurs en situation de handicap, ces politiques peuvent rendre le jeu équitable sur le marché du travail tout en permettant toujours aux travailleurs d’assurer leur subsistance. » 47 47 Mont, « Disability Employment Policy », 27. Les subventions salariales, qui comprennent tant des incitatifs fiscaux que des paiements directs, constituent une forme de soutien financier aux employeurs. Elles sont habituellement conçues pour aider les employeurs à faire face aux coûts supplémentaires ou aux incertitudes—puisque la stabilité peut également être essentielle pour les employeurs—relatives à l’embauche et à la formation des candidats qui pourraient être désavantagés sur le marché du travail, y compris (notamment) des candidats en situation de handicap. 48 48 Angelov et Eliason, « Wage Subsidies », 2; Waghorn, Parletta et Dias, « Influence of Wage Subsidies », 24.

Les subventions salariales peuvent paraître attrayantes en théorie, mais fonctionnent-elles en pratique? Si les subventions sont trop basses, par exemple, l’effet sur l’embauche peut en fait être négatif. 49 49 Lindsay et al., « Participation of Under-utilized Talent », 9. Certaines données suggèrent que les subventions salariales offertes sous la forme d’un crédit d’impôt pour les employeurs ne sont pas bien utilisées et que l’effet des crédits d’impôt sur l’embauche est limité. 50 50 Mont, « Disability Employment Policy », 28. Les évaluations empiriques des subventions salariales ciblées sont rares, ne serait-ce que parce qu’il est très difficile de discerner le moindre rapport de cause à effet entre les programmes des subventions et les taux d’emploi. À titre d’exemple, le biais de sélection demeure une possibilité: les gens qui participent à ces programmes pourraient être plus susceptibles de trouver n’importe quel type d’emploi que les non-participants, indépendamment des subventions. 51 51 N. Angelov et M. Eliason, « Wage Subsidies Targeted to Jobseekers with Disabilities: Subsequent Employment and Disability Retirement », IZA Journal of Labor Policy 7, no 12 (2018): https://doi.org/10.1186/s40173-018-0105-9. Les critiques des subventions salariales soutiennent qu’elles ne mènent pas à de l’emploi soutenable à long terme sur le libre marché du travail et peuvent renforcer les stéréotypes négatifs sur les capacités et les qualifications des employés en situation de handicap—par exemple, en laissant entendre qu’un candidat en situation de handicap n’a pas assez de valeur pour l’employeur pour qu’il l’embauche au plein salaire habituellement offert pour ce poste. 52 52 Voir p. ex. M. Wafer, « The Baker’s Dozen and the Pandemic: Ensuring Inclusion During and COVID-19 », Abilities Magazine, automne 2020, https://www.abilities.ca/abilities-magazine/the-bakers-dozen-and-the-pandemic/; Inclusion Canada, « Inclusion Canada Position on Employment », 2020, https://inclusioncanada.ca/wp-content/uploads/2020/12/English-Position-Employment.pdf; voir aussi Waghorn, Parletta et Dias, « Influence of Wage Subsidies »; Angelov et Eliason, « Wage Subsidies », 2.

Questions clés pour une politique saine
  • Dans le cas de quels programmes a-t-il été démontré qu’ils améliorent significativement les taux d’emploi et les résultats pour les personnes en situation de handicap?
  • Les subventions salariales peuvent-elles êtres efficaces pour aider les personnes en situation de handicap à obtenir de l’emploi fiable et bien payé à long terme? Si tel est le cas, quelles caractéristiques de conception sont requises pour qu’une subvention salariale soit efficace?

Quelles sont les responsabilités des employeurs?

Jusqu’ici, cet article a surtout mis l’accent sur le rôle du gouvernement et des décideurs de politiques. Mais quand nous nous mettons à poser des questions difficiles sur l’efficacité des politiques, la question de la mesure dans laquelle l’État devrait agir pour combler l’écart en emploi lié aux incapacités commence à se heurter à la question de la mesure dans laquelle l’État peut agir à cet égard. Dans quelle mesure le fardeau de l’amélioration des taux d’emploi pour les personnes en situation de handicap incombe-t-il aux employeurs du secteur privé?

Plusieurs chercheurs en politiques et porte-parole des handicapés ont soulevé le besoin d’accorder plus d’attention au côté des employeurs. 54 54 Voir p. ex. M. Maldonado, « Hiring Those With Disabilities Easier Than You Think: Tim Hortons Franchise Owner », Accessibility News International, 30 juillet 2012, https://www.accessibilitynewsinternational.com/hiring-those-with-disabilities-easier-than-you-thinktim-hortons-franchise-owner/. Le document d’orientation de Prince soutient que les politiques se sont concentrées surtout sur le soutien aux Canadiens en situation de handicap sans soutien correspondant aux employeurs pour les embaucher. 55 55 Prince, « Inclusive Employment for Canadians with Disabilities », 13. Torjman formule une thèse apparentée: l’investissement gouvernemental dans la formation et l’éducation est important, mais n’aura qu’un impact limité en l’absence de réelles perspectives d’emploi. 56 56 S. Torjman, « Dismantling the Welfare Wall for Persons with Disabilities », Caledon Institute of Social Policy, mai 2017, 5, http://www.crwdp.ca/sites/default/files/Research%20and%20Publications/torjman_crwdp_welfare_wall_may_11.pdf. Dans leur recension, Vornholt et al. assurent que les attitudes et pratiques des employeurs sont essentielles à la rétention à long terme et au succès de carrière des employés en situation de handicap. 57 57 Vornholt et al., « Disability and Employment », 41. De même, Burge, Ouellette-Kuntz et Lysaght observent que les résultats d’emploi positifs pour les adultes ayant des handicaps intellectuels requièrent des employeurs qui sont prêts à les embaucher et à leur fournir des systèmes de soutien adéquats. 58 58 Burge, Ouellette-Kuntz et Lysaght, « Public Views on Employment of People with Intellectual Disabilities », 30. Le programme Ready, Willing and Able (RWA) du Centre for Inclusion and Citizenship se concentre délibérément sur le côté de l’employeur, afin d’aider les Canadiens atteints d’incapacités intellectuelles et de troubles du spectre autistique à faire leur entrée sur le marché du travail; les premiers rapports donnent à penser que cette approche a donné des résultats prometteurs. 59 59 Stainton, Hole et Crawford, « Ready, Willing and Able Initiative », 16.

De plus, quand il s’agit de retenir les travailleurs qui deviennent handicapés durant leurs années d’activité sur le marché du travail, la recherche soutient de façon écrasante une intervention précoce—ce qui exige l’assentiment des employeurs. 60 60 Lindsay et al., « Participation of Under-utilized Talent », 20. Ceux qui deviennent handicapés au cours de leurs années d’activité devraient être réintégrés sur le marché du travail aussi rapidement que possible. 61 61 OIT and OCDE, « Labour Market Inclusion ». Le plus tôt quelqu’un peut retourner au travail, moins il est probable que ses compétences de travail vont s’atrophier. 62 62 Mont, « Disability Employment Policy », 17. Une évaluation précoce des capacités de travail restantes des travailleurs en situation de handicap—au lieu d’une concentration sur ce qu’ils ne sont plus capables de faire—est essentielle pour maintenir et renforcer leurs compétences. 63 63 Vornholt et al., « Disability and Employment », 51. D’ici là, ceux qui commencent à recevoir des prestations à long terme pour personnes en situation de handicap ont peu de chances de retrouver quelque emploi que ce soit et « la probabilité d’une sortie permanente du marché du travail augmente exponentiellement avec le temps passé sans travail. » 64 64 OCDE, « Sickness, Disability and Work: Breaking the Barriers: Canada », 9; voir aussi Burkhauser, Daly et Ziebarth, « Protecting Working-Age People with Disabilities », 9. Comme il est beaucoup plus efficace d’empêcher les gens de quitter le marché du travail au départ que de les inciter à retourner au travail après l’avoir quitté, la meilleure façon d’empêcher que les personnes en situation de handicap restent prises dans le filet de l’aide sociale et de les garder reliés aux bienfaits humains du travail est de ralentir les nouvelles embauches au lieu d’essayer d’aider des gens qui sont déjà embauchés à partir. 65 65 Burkhauser et al., « Disability Benefit Growth and Disability Reform in the US », 25; Mont, « Disability Employment Policy », 15.

Dans ces cas, l’employeur a un rôle crucial (bien que parfois sous-estimé) à jouer pour préserver l’emploi du travailleur—préférablement aussi tôt que possible après le début de l’incapacité. Le travailleur dispose déjà d’une formation et de compétences associés à un lieu de travail ainsi qu’une relation avec l’employeur. L’employeur, de son côté, connaît (bien mieux que les représentants du gouvernement ou les fournisseurs de service) les compétences de la personne et les exigences de son emploi. 66 66 Mont, « Disability Employment Policy », 29; OCDE, « Sickness, Disability and Work: Breaking the Barriers: Canada », 9. La confiance établie par la relation d’emploi existante peut favoriser le succès des politiques de retour au travail. Les employés qui ont besoin de plus que de tâches ou de lieux de travail adaptés pour retourner au travail pourraient hésiter à s’ouvrir de leurs préoccupations quant à la garde d’enfants, aux prestations de santé ou à un horaire souple avec un nouvel employeur. 67 67 Voir Lindsay et al., « Participation of Under-utilized Talent », 3; Mont, « Disability Employment Policy », 30. Des stratégies de retour au travail vigoureuses et personnalisées peuvent être particulièrement importantes pour les personnes dont le handicap concerne la santé mentale. 68 68 OIT et OCDE, « Labour Market Inclusion », 16–17.

Néanmoins, admettre que les employeurs peuvent et doivent jouer un rôle pour combler l’écart dû aux invalidités soulève une autre question épineuse : Comment? À quoi ressemblerait une action efficace de la part du secteur privé et à qui faudrait-il faire appel afin d’obtenir une bonne réponse à cette question? Si une ligne de conduite praticable pour les employeurs peut être identifiée, comment peut-elle alors être mise en œuvre? Reconnaître une part de responsabilité des employeurs n’apporte en soi de réponse à aucune de ces questions cruciales.

Questions clés pour une politique saine
  • Comment les employeurs pourraient/devraient-ils jouer un rôle pour combler l’écart quant à l’emploi auquel font face les personnes en situation de handicap?
  • Quels sont les intervenants qui devraient être impliqués dans l’élaboration d’initiatives d’emploi efficaces et réalistes en matière d’emploi pour les personnes en situation de handicap dans le secteur privé?
  • Comment le gouvernement peut-il et/ou devrait-il soutenir les employeurs dans leurs efforts?

Conclusion

Un rééquilibrage en faveur du travail des politiques canadiennes pour les personnes en situation de handicap créerait un cadre de politiques mieux accordé aux désirs exprimés par les personnes en situation de handicap—et aux besoins humains. La recherche a démontré que les personnes en situation de handicap s’attendent aux mêmes choses du travail que les autres personnes n’ayant pas de handicap. Il s’agit ici non seulement de l’aptitude à gagner un minimum vital, mais aussi de l’accès aux nombreux bienfaits non-financiers que procure un bon emploi, y compris une qualité de vie améliorée, une meilleure santé mentale, une occasion d’autonomie et de croissance personnelle, une plus grande inclusion sociale, davantage de relations personnelles et un plus faible risque d’isolement social, ainsi que des effets positifs sur les familles. L’écrasante majorité des personnes en situation de handicap sont capables de travailler; pourtant, des barrières persistantes à l’emploi continuent d’empêcher nombre d’entre elles de participer au marché du travail. Ces Canadiens représentent un bassin de talent inexploité de plus d’un demi-million de travailleurs. Il est temps que les gouvernements, les entreprises et les collectivités du Canada se concertent et se mettent à investir dans les carrières des personnes en situation de handicap.