Résumé
Le taux de fécondité est en chute libre au Canada depuis 15 ans, et rien n’annonce la fin du phénomène. Les uns y voient l’annonce de problèmes à venir, car les pensions des retraités et l’intégration des immigrants risquent d’imposer un poids démesuré aux générations futures, de moins en moins nombreuses. Les autres croient au contraire qu’il faut s’en réjouir, car l’égalité hommes-femmes et la lutte contre les changements climatiques y gagnent toutes deux.
Dans le présent rapport, nous proposons de recadrer le phénomène et de nous demander non pas quels sont les effets économiques ou écologiques des choix de fécondité des Canadiennes, mais si ces dernières font ces choix parce qu’elles mènent la vie à laquelle elles aspiraient. Sur la base d’un sondage de près de 3 000 femmes de 18 à 44 ans, nous avons enquêté sur leurs préférences, intentions et résultats en matière de famille et de fécondité.
Il s’avère que très peu de femmes ont des enfants « excédentaires » (non désirés), mais qu’une part considérable de femmes feront état, à la fin de leur période de fécondité, d’enfants « manquants », c’est-à-dire un désir d’avoir plus d’enfants qu’elles n’en auront eus. Ces femmes comptent pour près de la moitié de celles qui arrivent à la fin de leur période de fécondité, et elles se déclarent moins satisfaites à l’égard de la vie que celles ayant eu le nombre d’enfants qu’elles désiraient.
Nous nous sommes aussi penchés sur les facteurs qui influencent les projets de famille des Canadiennes – conciliation travail-famille, situation financière, changements climatiques, etc. – pour évaluer la mesure dans laquelle les femmes déclarant des inquiétudes particulières révisent le nombre d’enfants qu’elles entendent avoir à un niveau moindre que ce qui serait, selon elles, leur nombre idéal. Les révisions à la baisse de ce genre, loin d’être le fruit de circonstances heureuses, sont au contraire associées à la présence de difficultés en tous genres rapportées par les femmes : exigences du rôle de parent, présence d’un conjoint non solidaire, coût excessif du logement, sentiment de ne pas avoir eu l’occasion de grandir comme personne, et d’autres encore. Bref, ce n’est pas parce que les femmes ne veulent pas avoir d’enfants que le taux de fécondité est faible; nous sommes en présence d’un problème structurel propre à toutes les économies industrialisées : le temps que les femmes consacrent aux études, au travail, à la croissance personnelle et au mariage leur laisse trop peu d’années de stabilité économique pour se donner une famille de la taille qu’elles veulent. Cette dynamique aboutit à des femmes en manque d’enfants par rapport à leur désir et moins satisfaites de leur vie.
Commandé par Cardus et mené par le Groupe Angus Reid en juillet 2022, le sondage à la base du rapport a récolté les réponses de 1 000 femmes de 18 à 44 ans nées au pays et sondées en anglais, 1 000 femmes de 18 à 44 ans nées au pays et sondées en français, et 700 femmes de 18 à 44 ans nées à l’étranger et sondées dans l’une ou l’autre de ces langues. À des fins de représentativité, les répondantes ont ensuite fait l’objet d’une pondération en fonction de l’âge, de la langue, du revenu, de la province, de l’orientation sexuelle et de la structure du ménage (état matrimonial et nombre d’enfants).
Introduction
Le taux de fécondité est en chute libre au Canada depuis 15 ans, et rien n’annonce la fin du phénomène 1 1 « L’indicateur conjoncturel de fécondité pour une année donnée correspond au nombre d’enfants que chaque femme pourrait mettre au monde si elle vivait jusqu’à la fin de sa période de fécondité et si elle donnait naissance au nombre d’enfants correspondant au taux de fécondité par âge de l’année considérée. » Organisation de coopération et de développement économiques, « Taux de fécondité », 2023, https://www.oecd.org/fr/data/indicators/fertility-rates.html. . Les uns y voient l’annonce de problèmes à venir, car les pensions des retraités et l’intégration des immigrants risquent d’imposer un poids démesuré aux générations à venir, de moins en moins nombreuses. Les autres croient au contraire qu’il faut s’en réjouir, car l’égalité hommes-femmes et la lutte contre les changements climatiques y gagnent toutes deux. Renvoyant ces deux interprétations dos à dos, nous proposons de recadrer le phénomène et de nous demander non pas quels sont les effets économiques ou écologiques des choix de fécondité des Canadiennes, mais si ces dernières font ces choix parce qu’elles mènent la vie à laquelle elles aspiraient.
Les démographes du monde entier ont souvent mis en avant divers problèmes associés à des taux de fécondité trop élevés ou trop bas : aggravation des changements climatiques, dégradation de l’environnement, limitation des aspirations professionnelles des femmes et risques pour leur santé dans le premier cas, stagnation économique, inégalités, pénuries de main-d’œuvre et tensions accrues entre citoyens nés au pays et immigrants dans le second cas. Ces inquiétudes ont en commun d’ignorer les espoirs et les projets des femmes elles-mêmes. Elles abordent les effets des variations de la fécondité globale, sans égard à ce que les femmes souhaitent. Or, toute politique publique qui ne tient pas d’abord compte des personnes concernées ou de leurs préférences risque d’aboutir à des résultats déshumanisants et illibéraux, comme dans le cas de la stérilisation forcée au Canada autrefois 2 2 Comité sénatorial permanent des droits de la personne, La stérilisation forcée et contrainte de personnes au Canada (juin 2021), https://sencanada.ca/content/sen/committee/432/RIDR/reports/2021-06-03_ForcedSterilization_F.pdf. . Bref, les politiques familiales peuvent dérailler quand les projets familiaux des femmes sont ignorés.
La procréation est un phénomène biologique universel humain. Dans toutes les cultures et sociétés, des enfants naissent, les droits des parents sont reconnus, et les mères souhaitent que les pères et la société au sens large les aident à élever leurs enfants. Des recherches universitaires longitudinales ont montré que les déclarations d’intention de se reproduire dans les enquêtes comptent parmi les indicateurs les plus fiables de fécondité future 3 3 L. Bumpass et C. F. Westoff, « The Prediction of Completed Fertility », Demography, 6, 4 (1969), 445–54; L. C. Coombs, « Reproductive Goals and Achieved Fertility: A Fifteen-Year Perspective », Demography, 16, 4 (1979), 523–34; J. Cleland, K. Machiyama et J. B. Casterline, « Fertility Preferences and Subsequent Childbearing in Africa and Asia: A Synthesis of Evidence from Longitudinal Studies in 28 Populations », Journal of Population Studies, 74, 1 (2020), 1–21, https://doi.org/10.1080/00324728.2019.1672880. . Quand les femmes indiquent dans un sondage vouloir plus d’enfants (ou en avoir eu plus qu’elles le désiraient), il s’agit généralement de réponses précises à des questions auxquelles elles sont bien placées pour répondre. Nous devons les écouter.
Méthodologie
Nous avons interrogé 2700 Canadiennes de 18 à 44 ans sur la famille et la fécondité 4 4 L’enquête s’est limitée aux répondantes de sexe féminin à la naissance (c’est-à-dire ayant indiqué que leur sexe à la naissance était féminin), car elles sont les seules à pouvoir porter un enfant et constituent donc la population principale d’intérêt pour les questions sur la fécondité. Les répondantes de sexe féminin à la naissance qui ont dit ne pas s’identifier comme femmes ont compté pour moins de 2 % de l’échantillon. Par conséquent, pour désigner le groupe de répondantes dans le rapport, nous parlons de femmes. . Notre échantillon comprenait trois strates : 1000 femmes nées au pays et sondées en anglais, 1000 femmes nées au pays et sondées en français, et 700 femmes nées à l’étranger et sondées dans l’une ou l’autre de ces langues. Cette stratification visait à bien saisir la diversité du pays. Dans le même esprit représentatif, les répondantes ont fait l’objet d’une pondération en fonction de l’âge, de la langue, du revenu, de la province, de l’orientation sexuelle et de la structure du ménage (état matrimonial et nombre d’enfants). Les taux de qualification au sondage et les temps de réponse des répondantes nées au pays ont été similaires et dans les normes habituelles dans les deux langues. En revanche, les taux de qualification des répondantes nées à l’étranger ont été faibles, signe de difficultés de recrutement.
Quatre grandes conclusions se dégagent de l’enquête :
- Les Canadiennes en fin de période de fécondité ont environ 0,5 enfant de moins que ce qu’elles désirent, en moyenne. Les naissances « manquantes » dépassent de loin les naissances « excédentaires », et près de la moitié de ces femmes ont eu moins d’enfants qu’elles n’en voulaient.
- Les femmes qui réalisent leurs désirs de fécondité sont plus heureuses que celles qui ont plus ou moins d’enfants que ce qu’elles souhaitent. Bien que les naissances « excédentaires » aient un effet plus négatif sur le bien-être individuel que les naissances « manquantes », les femmes canadiennes perdent davantage de satisfaction globale à l’égard de la vie en raison des naissances « manquantes », celles-ci étant près de quatre fois plus fréquentes. En résumé, les naissances « manquantes » représentent un problème social plus important.
- Si les facteurs poussant les Canadiennes à avoir moins d’enfants qu’elles le désirent sont nombreux, les principaux sont liés à l’idée que les enfants sont un fardeau, au sentiment qu’il est difficile et chronophage d’être parent et au désir, pour de nombreuses femmes, de vivre leurs expériences et de se réaliser avant de se reproduire. L’idée que la parentalité soit exigeante compte plus que le coût du logement ou les frais de garde dans le fait d’avoir peu d’enfants.
- Au Canada, contrairement à qui s’observe souvent ailleurs, les taux et désirs de fécondité augmentent avec le revenu : les Canadiennes plus riches ont plus d’enfants. De plus en plus, les enfants sont le couronnement de la réussite matérielle et relationnelle, arrivant plus tard dans la vie de la mère, plutôt que la fondation sur laquelle la vie famille sera construite.
Principaux indicateurs de fécondité au Canada
La firme Gallup a mené la première enquête sur les préférences de fécondité au Canada. C’était en 1945, il y a plus de 75 ans. Nos recherches nous ont permis de retrouver pas moins de 26 enquêtes au pays sur cette question. La figure 1 montre la taille de la famille idéale personnelle par rapport à celle prévue, de 1945 à 2022. Le nombre moyen d’enfants désirés (taille idéale) est en bleu et le nombre prévu, en orange.
S’il est extrêmement rare que des femmes en situation d’égalité juridique « prévoient » d’avoir des enfants qu’elles ne « désirent » pas, il est très fréquent, en revanche, qu’elles « désirent » des enfants qu’elles ne « prévoient » pas d’avoir, jugeant ceux-ci hors de leur portée pour une panoplie de raisons. Leur intention représente donc un compromis entre leur désir et leur réalité, et elle se situe presque toujours en deçà de leur idéal ou de leur souhait.
Dans le Canada des années 1940, 1950 et 1960, les femmes disaient désirer trois ou quatre enfants. Mais dans les années 1980, elles parlaient plutôt de deux ou trois. À partir des années 1990, les intentions de fécondité, tout juste au-dessus de deux enfants par femme, étaient bien inférieures aux désirs. La différence peut sembler minime, mais elle est considérable. Simplement dit : un grand nombre de femmes rapportent désirer trois enfants, mais prévoient d’en avoir deux, ou en désirer deux, mais prévoient d’en avoir un seul.
L’enquête que nous venons de mener correspond au dernier ensemble d’indicateurs dans la figure 1 : deux points bleus pour deux indicateurs de désir, et un point orange pour l’intention. Nous avons posé deux questions sur le désir de fécondité. La première (« En général, quel est, selon vous, le nombre idéal d’enfants par famille? ») s’inspire d’un sondage social américain très général appelé US General Social Survey, tandis que la seconde (« Si vous pouviez revenir à l’époque où vous n’aviez pas d’enfant et que vous pouviez choisir exactement le nombre d’enfants à avoir dans votre vie, combien auriez-vous voulu en avoir? ») est reprise des grandes enquêtes démographiques et sanitaires mondiales. Nous avons aussi réutilisé la question de l’Enquête sociale générale canadienne, cycle « Famille », sur le nombre d’enfants additionnels que les femmes prévoyaient d’avoir.
Nous avons trouvé des intentions et des désirs de fécondité plus faibles que jamais, autour de 1,85 et 2,2 enfants par femme, respectivement. Ce résultat va dans le même sens qu’un rapport de Statistique Canada publié en décembre 2021, qui suggérait que les désirs de fécondité des Canadiennes avaient diminué pendant la pandémie de COVID-19 5 5 A. Fostik et N. Galbraith, « Changements dans les intentions d’avoir des enfants en réponse à la pandémie de COVID-19 » (décembre 2021), https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/45-28-0001/2021001/article/00041-fra.htm. . Si les préférences en matières de fécondité au pays ont tant chuté, c’est peut-être parce que le choc de la pandémie et, plus généralement, le contexte mondial ont conduit de nombreuses femmes à reconsidérer le type de vie familiale qu’elles souhaitent. Quoi qu’il en soit, la plupart des Canadiennes veulent toujours avoir deux enfants ou plus.
La figure 2 présente des indicateurs de fécondité associés aux Canadiennes de trois grands groupes d’âge. Nous avons choisi de répartir ces groupes ainsi pour que chacun repose sur un échantillon statistiquement significatif. En ce qui concerne les moins de 30 ans, il a fallu tenir compte du risque d’incohérence des réponses dû au fait que de nombreuses femmes dans ces âges n’ont pas encore entrepris de fonder une famille.
En général, les Canadiennes plus âgées ont des désirs et des intentions de fécondité plus élevés que les plus jeunes. Il est impossible de dire dans quelle mesure cette différence relève d’une évolution du nombre d’enfants désirés avec l’âge ou de différences entre groupes d’âge. Dans l’ensemble, les femmes plus âgées veulent plus d’enfants pour elles-mêmes (nombre idéal d’enfants à soi désiré) que ce qui est, à leurs yeux, le nombre idéal d’enfants par femme en général. Les intentions de fécondité n’en restent pas moins bien en deçà des idéaux : les femmes dans la trentaine prévoient d’avoir seulement deux enfants (y compris ceux qu’elles ont déjà); celles de 40 à 44 ans prévoient d’en avoir un peu moins; et celles de moins de 30 ans, à peine 1,6. Cela dit, au vu du taux de fécondité actuel et si les tendances actuelles se maintiennent, les Canadiennes de moins de 30 ans n’auront en réalité qu’environ 1,4 enfant en moyenne. En d’autres termes, malgré la faiblesse de leurs intentions, elles auront tendance à ne pas atteindre leurs objectifs, sans parler de leurs désirs.
D’importantes différences régionales caractérisent aussi les préférences de fécondité (figure 3).
C’est dans les Prairies que les femmes rapportent les désirs de fécondité les plus élevés. Ces femmes sont aussi les seules dont l’intention est d’avoir au moins deux enfants. Celles de l’Atlantique, à l’inverse, ont des préférences de fécondité exceptionnellement faibles et des intentions plus faibles encore. Ces tendances régionales correspondent à ceux qu’avait révélés la dernière Enquête sociale générale canadienne, cycle « Famille » – quoique les intentions de fécondité aient chuté davantage au Québec qu’ailleurs au Canada. En général, dans chaque province, les femmes prévoient d’avoir moins d’enfants que leur nombre idéal.
À quel point ce décalage est-il fréquent? La figure 4 montre la part des femmes de chaque groupe d’âge qui rapportent avoir eu plus d’enfants que leur nombre idéal, par rapport à celles qui en ont eu moins.
Naturellement, une grande part des moins de 30 ans déclarent vouloir plus d’enfants qu’elles n’en ont eus jusqu’à présent : ce sont des femmes encore jeunes, avec des années de fécondité devant elles. Mais même chez les femmes au début de la quarantaine, environ 45 % rapportent un idéal de fécondité personnel supérieur à leur nombre actuel d’enfants, alors que seulement 14 % disent qu’elles auraient préféré en avoir moins. Pour le dire autrement, même parmi les femmes arrivant à la fin de leur période de fécondité, les naissances « manquantes » sont plus de trois fois plus courantes que les naissances « excédentaires ». Fait à noter : les 14 % qui « auraient idéalement voulu avoir moins d’enfants » n’expriment pas nécessairement des regrets. Nous avons demandé aux femmes combien d’enfants elles auraient si elles pouvaient recommencer leur vie. Ces dernières pouvaient être parfaitement heureuses du nombre d’enfants qu’elles ont eu, même si, avec le recul, elles auraient peut-être fait des choix différents.
Il est d’un grand intérêt d’aider les femmes à éviter toute procréation non désirée, et les décideurs politiques doivent s’en soucier. Cependant, notre enquête révèle que celles qui luttent contre l’infertilité liée à l’âge ou les fausses couches, ou qui se sentent intimidées par les exigences de la procréation, sont bien plus nombreuses, et il est tout autant dans l’intérêt général de les soutenir. Autant la société et les décideurs peuvent consacrer des ressources à éviter les grossesses non désirées, autant il est raisonnable d’en consacrer aussi à la réalisation de celles qui le sont. Une société dans laquelle les femmes exercent une pleine maîtrise de leur reproduction en est une où elles peuvent à la fois éviter une procréation non désirée et réaliser une procréation désirée. Actuellement, au Canada, la moitié des femmes ne réussissent pleinement que sur un seul de ces deux plans avant la fin de leur période de fécondité. Elles ont moins d’enfants qu’elles n’en auraient dans l’idéal – et, pour des raisons que nous aborderons plus bas, elles ne projettent même pas d’atteindre cet idéal.
Fécondité et satisfaction à l’égard de la vie
Quel rapport y a-t-il entre les enfants « manquants » ou « excédentaires » et le degré de satisfaction d’une femme à l’égard de la vie? La figure 5 donne le taux moyen de satisfaction rapporté par les femmes dans chaque catégorie. La formulation de la question utilisée pour mesurer ce taux provient d’un instrument d’enquête éprouvé en usage dans le monde entier. Un degré de satisfaction élevé à l’égard de la vie est fortement corrélé à une meilleure santé physique et mentale 6 6 F. Cheung et R. E. Lucas, « Assessing the Validity of Single-Item Life Satisfaction Measures: Results From Three Large Samples », Quality of Life Research, 23, 10 (2014), 2809–18, https://link.springer.com/article/10.1007/s11136-014-0726-4; D. M. Fergusson et coll., « Life Satisfaction and Mental Health Problems (18 to 35 years) », Psychological Medicine, 45, 11 (2015), 2427–36, https://doi.org/10.1017/s0033291715000422; M. Luhmann et coll., « The Prospective Effect of Life Satisfaction on Life Events », Social Psychological and Personality Science, 4, 1 (2013), 39–45, https://doi.org/10.1177/1948550612440105; C. L. Chei et coll., « Happy Older People Live Longer », Age and Ageing, 47, 6 (2018), 860–66, https://doi.org/10.1093/ageing/afy128. .
Les femmes de 40 à 44 ans ayant eu leur nombre idéal d’enfants se donnent une note moyenne de satisfaction à l’égard de la vie de 7,2 sur 10. C’est un peu plus que la note moyenne que s’attribuent les femmes ayant eu moins d’enfants qu’elles le désiraient (6,8), mais nettement plus que la note moyenne des femmes ayant eu davantage d’enfants qu’elles le désiraient (5,44). Par rapport à la note de référence de 7,2, la baisse du degré moyen de satisfaction à l’égard de la vie est donc de 1,8 point dans le cas de naissances « excédentaires », contre 0,46 point dans le cas de naissances « manquantes ».
En connaissant la part approximative des femmes qui terminent leur période de fécondité avec des enfants « excédentaires » ou « manquants », et en sachant combien la satisfaction à l’égard de la vie est plus basse chez elles que chez celles qui atteignent leur objectif de fécondité, il est possible d’estimer de façon très approximative l’ampleur relative de chacun des deux volets du problème de la fécondité (à savoir trop ou trop peu d’enfants). Aucun calcul exact du degré de satisfaction à l’égard de la vie n’est réaliste, mais, lorsqu’on compare deux problèmes, si l’un est trois fois plus fréquent que l’autre tout en ayant une gravité similaire, n’est-il pas raisonnable de suggérer que les décideurs devraient accorder au moins autant d’attention au problème le plus courant? Il en va ainsi pour la fécondité : les femmes en situation de procréation « excédentaire » sont les moins satisfaites à l’égard de la vie, mais elles sont si peu nombreuses par rapport aux femmes en situation de procréation « manquante » que, dans l’ensemble, la perte de satisfaction à l’égard de la vie relève davantage des naissances « manquantes » que des naissances « excédentaires ». La conclusion s’impose dès lors : les décideurs doivent considérer les enfants « manquants » comme une situation exigeant une attention au moins aussi sérieuse que la procréation « excédentaire » ou non désirée.
La relation entre procréation et bonheur a fait l’objet de nombreuses études, et nous n’entendons pas les évaluer toutes ici. La plupart ont relevé des effets plutôt modestes, en ce sens que l’arrivée d’enfants n’entraînait pas de grandes variations des niveaux de bonheur. Cependant, aucune étude n’a évalué le rôle de la préférence de procréation dans le bonheur maternel : en effet, selon qu’une femme veut des enfants additionnels ou non, l’arrivée d’un enfant n’aura pas nécessairement le même effet sur son bonheur. Quoi qu’il en soit, nous avons examiné les variations de degré de satisfaction à l’égard de la vie entre les femmes qui sont mères et celles qui ne le sont pas, selon le revenu et l’âge (figure 6).
La relation entre maternité et satisfaction à l’égard de la vie dépend étroitement de facteurs contextuels. Chez les moins de 25 ans, les mères sont moins heureuses en moyenne que les femmes sans enfant. Mais chez les 25 ans et plus, au contraire, les premières sont sensiblement plus heureuses que les secondes. De même, en ce qui concerne le revenu du ménage, les mères dans un ménage gagnant moins de 25 000 $ par an sont nettement moins satisfaites de leur vie que les femmes sans enfant dans la même tranche de revenu. Pour chaque tranche supérieure de revenu, les mères témoignent d’un degré de satisfaction à l’égard de la vie similaire ou supérieur à celle des femmes sans enfant.
En somme, nous constatons deux faits importants concernant la satisfaction des Canadiennes à l’égard de la vie : a) celles qui ont plus ou moins d’enfants que leur nombre idéal sont moins heureuses que celles qui ont leur nombre idéal d’enfants, et b) parmi les femmes dans un ménage gagnant plus de 25 000 $ ou âgées de plus de 25 ans, la maternité en général est associée à un plus grand degré de satisfaction à l’égard de la vie.
Différences en fonction du revenu
Du point de vue de la vie familiale, quelles différences existent entre les femmes dans les diverses tranches de revenu? La figure 7 présente les idéaux et les intentions de fécondité des femmes selon leur revenu domestique.
Comme on peut le voir, les femmes des ménages à revenu plus élevé désirent et prévoient d’avoir une famille plus nombreuse. Ce qui s’observe moins aisément, c’est que l’écart absolu entre les intentions et les désirs personnels – qui mesure essentiellement le degré auquel les femmes s’attendent à ce que leurs projets de famille ne se réalisent pas – est le plus grand pour les femmes les plus pauvres. C’est inhabituel, car, dans la plupart des pays, la fécondité est généralement plus faible dans les ménages du haut de l’échelle des revenus. Peu d’enquêtes mondiales peuvent produire des statistiques comparables; en revanche, l’examen des données concernant les États-Unis n’a rien montré de semblable. Le Canada semble occuper une position inhabituelle en ce qui concerne le rapport entre le revenu et la fécondité.
D’autres mesures de fécondité renforcent l’idée que les Canadiennes les plus pauvres ont plus de mal à atteindre leurs objectifs. La figure 8, portant uniquement sur les femmes qui rapportent un idéal de fécondité personnel supérieur à leur nombre actuel d’enfants, montre quelle part d’entre elles s’estime susceptible d’avoir un enfant dans les deux prochaines années. En d’autres termes, cette question évalue la mesure dans laquelle les femmes disposent de plans à court terme pour essayer d’atteindre leurs objectifs familiaux. Des recherches démographiques suggèrent que ces types d’attentes à court terme sont des projections assez précises 7 7 Cleland, Machiyama et Casterline, « Fertility Preferences ». .
Les Canadiennes les plus pauvres s’attendent beaucoup moins à avoir des enfants dans un avenir proche. Manifestement, la procréation au Canada est de plus en plus liée à la richesse, plus qu’elle ne l’était autrefois ici ou qu’elle ne l’est ailleurs dans le monde, car les femmes plus pauvres peinent à réaliser leurs désirs familiaux. Ces femmes ne veulent pas avoir autant d’enfants, elles ne prévoient pas d’en avoir autant et, de fait, elles n’en ont pas autant. La situation rappelle l’accroissement des inégalités dans le mariage, en vertu de quoi les Canadiennes à faible revenu sont moins susceptibles de se marier que celles à revenu élevé 8 8 P. Cross et P. J. Mitchell, « The Marriage Gap Between Rich and Poor Canadians », Institut du mariage et de la famille du Canada, février 2014, https://www.cardus.ca/assets/data/files/IMFC/TheMarriageGapBetweenRichandPoorCanadians.pdf. . Sachant que le mariage est corrélé à une fécondité plus élevée 9 9 L. Stone et S. James, « For Fertility, Marriage Still Matters », Institute for Family Studies, octobre 2022, https://ifstudies.org/blog/new-report-for-fertility-marriage-still-matters. , tout pourrait être lié.
La figure 9 montre de quelle façon les différences de préférences, à la figure 8, se reflètent dans les résultats.
Parmi les femmes de moins de 30 ans, les plus pauvres sont celles qui ont eu le plus d’enfants. La chose peut s’expliquer par le fait que la procréation tend à survenir plus tôt chez les femmes à faible revenu au Canada, comme c’est le cas chez les femmes pauvres dans le monde entier, notamment parce que la grossesse a le potentiel d’interrompre les études d’une femme et de la mener en situation de faible revenu. Pour les femmes dans la trentaine, il n’y a pas (ou alors très peu) de gradient de revenu, mais, dans la quarantaine précoce, les femmes plus riches ont nettement plus d’enfants que les plus pauvres. Ce constat concorde avec les différences de rythme auquel s’enchaînent les grandes étapes de la vie : les femmes plus aisées étudient plus longtemps, se marient plus tard et ont tendance à avoir des enfants à un âge plus avancé.
Différences ethnolinguistiques
La fécondité varie énormément selon les groupes ethniques, linguistiques et culturels du Canada. Pour cette étude, nous avons classé les répondantes dans neuf catégories déterminées par l’origine ethnique et de la langue : trois groupes linguistiques de personnes blanches (anglophones, francophones et autres), puis six grands groupes de femmes issues de minorités ethniques. La figure 10 montre le nombre d’enfants que les femmes de chaque groupe avaient eu à différents âges. Pour certains groupes, trop peu de femmes de 40 à 44 ans ont été interrogées pour permettre une estimation valable.
Bien que les Canadiennes les plus pauvres aient, en général, moins d’enfants, certains groupes ethniques dont le revenu moyen est très faible ont néanmoins une fécondité assez élevée. Par exemple, les femmes autochtones et noires rapportent une fécondité considérablement plus forte, dans la trentaine, que les femmes blanches. D’un autre côté, les femmes d’ascendance est-asiatique rapportent une fécondité assez faible dans la trentaine, bien qu’elles rattrapent en grande partie les femmes blanches une fois dans la quarantaine. Les femmes blanches francophones rapportent généralement plus d’enfants que les femmes blanches anglophones, mais la différence, modeste pour celles qui arrivent en fin de période de fécondité, suggère que l’explication pourrait être celle-ci : les femmes blanches francophones ont tout simplement leurs enfants plus tôt dans la vie.
Pourquoi y a-t-il des variations de fécondité entre les groupes ethnolinguistiques, comme l’indique la figure 11? Aucune intervention politique ne devrait négliger cette importante question.
Dans tous les groupes, la taille complète prévue de la famille est inférieure à la taille idéale aussi bien générale que personnelle. Les femmes d’ascendance est-asiatique rapportent des désirs et des intentions de fécondité très faibles, similaires aux bas niveaux rapportés en Chine, à Taïwan et à Hongkong dans les enquêtes récentes 10 10 S. Gietel-Basten, J. Casterline et M. K. Choe (dir.), Family Demography in Asia : A Comparative Analysis of Fertility Preferences (Edward Elgar Publishing, 2018). . Inversement, les femmes noires et celles d’une ethnie sud-asiatique, moyen-orientale ou latino-américaine rapportent des préférences et des intentions de fécondité relativement élevées. Il se peut donc que la fécondité élevée des femmes noires du Canada soit le fruit de leur désir d’avoir plus d’enfants. Mais pour les femmes autochtones, le portrait est autre : dans la trentaine, elles ont en moyenne 2,3 enfants (figure 10), mais rapportent en désirer seulement 2,2 (figure 11), signe qu’elles sont peut-être préoccupées par une fécondité « excédentaire ». La différence pourrait justifier la promotion de la contraception auprès d’elles, mais gardons à l’esprit la petitesse de la variation (0,1) entre désir et réalité. Aucun écart de cet ordre entre fécondité idéale et fécondité réelle ne devrait servir à justifier des politiques d’envergure.
Facteurs influençant les projets de famille
Pour finir, nous avons demandé aux femmes de nommer toute inquiétude ou difficulté susceptible d’influencer leurs projets de famille. Les répondantes disposaient d’une liste structurée de trente-quatre suggestions, mais elles pouvaient aussi donner une réponse de leur cru si elles le souhaitaient. Toutes les femmes ont d’abord répondu à une question sur les grands facteurs influençant leurs projets de famille, avec des choix de réponses liées à leur situation financière, à la conciliation de leur vie professionnelle et de leur vie personnelle, au stade de leur vie et à leurs inquiétudes sociales générales. La réponse choisie débouchait sur une série de nouveaux choix de réponses, plus détaillés. Par exemple, les femmes ayant d’abord indiqué des inquiétudes financières ont ensuite été interrogées sur des soucis particuliers, comme le coût du logement ou de la garde des enfants. Autre exemple, celles ayant signalé le manque de temps se sont vues proposer des choix de réponse plus poussés, comme la possibilité de prendre un congé de maternité ou l’accès à une place en garderie. En outre, chaque femme a eu la possibilité d’inscrire sa propre réponse si son problème ne figurait pas dans la liste, et toutes les réponses écrites ont été codées dans la catégorie appropriée. Plus de 1 700 femmes ont sélectionné au moins un problème, et plus de 800 ont fourni une réponse écrite. La plupart des femmes n’ayant sélectionné aucun problème étaient plus âgées et déjà parvenues (ou presque) à la fin de leur période de fécondité. Par conséquent, notre analyse porte sur les inquiétudes des femmes de moins de 30 ans – des femmes d’un âge où l’infertilité biologique est rare et qui pourraient donc se reproduire, mais pour qui le fait d’avoir et d’élever des enfants est difficile pour des raisons financières ou autres.
Plus précisément, nous évaluons dans quelle mesure les femmes ayant sélectionné un problème particulier dans la liste (ou l’ayant décrit dans leurs propres mots) et qui veulent encore se reproduire ont des probabilités moindres d’avoir un enfant d’ici deux ans.
En principe, donc, notre évaluation concerne exclusivement, chez les femmes de moins de 30 ans qui veulent plus d’enfants, l’association entre a) un problème donné (« je vis encore avec mes parents », par exemple, ou « les logements coûtent trop cher ») et b) l’impression que la probabilité d’avoir un enfant d’ici deux ans est réduite. Il s’agit d’un créneau d’analyse assez étroit, mais il concerne un segment de population vital, à savoir les femmes qui prennent des décisions sur la taille de leur famille pendant qu’il est encore temps. La figure 12 montre dans quelle mesure la probabilité autoévaluée d’avoir un enfant dans les deux prochaines années est plus faible pour les femmes ayant retenu un ou plusieurs choix dans la liste des trente-quatre problèmes possibles que pour celles qui ne l’ont pas fait.
La figure 12 présente des inquiétudes codées par couleur selon celui des quatre groupes de menus détaillés duquel chacune relevait. Certains choix de réponses similaires sont apparus dans plusieurs groupes. Par exemple, une femme ayant indiqué des inquiétudes financières a pu ensuite sélectionner l’explicitation suivante : « Il est important pour moi de disposer d’argent pour payer les plaisirs de la vie, comme les voyages et les passe-temps, et un enfant rendrait cela trop difficile », que nous avons abrégée dans la figure 12, pour des raisons de longueur, en « désir de dépenses d’agrément ». Celle ayant indiqué des inquiétudes de temps et de conciliation travail-famille a pu ensuite sélectionner cette explicitation-ci : « Il est important pour moi de me réserver assez de temps de loisir », que nous avons abrégée en « désir d’avoir des loisirs/d’être libre ». Ce sont là des inquiétudes étroitement liées, et de nombreuses femmes les ont toutes deux sélectionnées. Mais elles diffèrent subtilement en ce que l’une concerne le coût des loisirs et l’autre, le temps pour s’y adonner.
Les résultats indiquent de simples différences de probabilité d’avoir un enfant d’ici deux ans entre les femmes qui ont ou non une inquiétude donnée. Par exemple, 45 % des femmes de moins de 30 ans dont le nombre idéal d’enfants dépasse leur nombre actuel sont d’accord avec l’énoncé « Je cherche encore à savoir ce que je veux et je compte me développer en tant que personne avant de devenir parent », que nous avons abrégé en « Vouloir se connaître ». Parmi celles qui ont exprimé cette inquiétude, seules 2 % disent être susceptibles d’avoir un enfant dans les deux prochaines années, alors que celles qui n’ont pas rapporté cette inquiétude sont 27 % à le dire. L’écart de 25 points de pourcentage est visible à la figure 12. Les bandes représentent donc la mesure dans laquelle les femmes préoccupées par un sujet donné sont moins susceptibles d’attendre un enfant dans un avenir proche que celles que le même sujet ne préoccupe pas. Nous nous concentrons sur cet indicateur des attentes à court terme parce qu’en contexte de sondages, il est le plus fiable du comportement réel, mais aussi parce que presque aucune des femmes dans ce sous-échantillon n’a rapporté d’infertilité et que toutes désirent avoir plus d’enfants.
Les bandes bleues correspondent aux « facteurs liés au parcours de vie » ou à ce qu’on pourrait appeler les « inquiétudes liées au stade de vie ». Ces facteurs sont généralement ceux qui contribuent le plus à réduire la probabilité d’avoir des enfants prochainement. Le facteur lié au parcours de vie le plus influent était l’énoncé « Je cherche encore à savoir ce que je veux et je compte me développer en tant que personne avant de devenir parent ». Certaines femmes ont pu répondre ainsi parce qu’elles voient les enfants comme un obstacle à la découverte de soi et à la croissance personnelle. D’autres ne considèrent pas ces deux aspects comme incompatibles, mais profitent de leur vie actuelle et pensent avoir encore beaucoup de temps pour fonder une famille – et qu’elles atteindront leurs deux objectifs, en fin de compte. Une autre inquiétude majeure liée au parcours de vie est l’énoncé « Je commence à peine ma carrière et je dois d’abord me concentrer sur mes progrès ». Il est intéressant de noter que ces réponses sont plus influentes que les inquiétudes liées au coût pour se loger ou élever ses enfants. L’inquiétude financière qui pèse le plus lourd ne se rapporte pas à un poste de dépense donné, mais au coussin financier : « Je dois pouvoir épargner de l’argent pour mes objectifs futurs, y compris pour la retraite ». Le désir d’atteindre une certaine stabilité financière avant l’arrivée des enfants joue un grand rôle dans les projets de famille des Canadiennes.
En ce qui concerne les inquiétudes liées au temps et à la conciliation travail-famille, le principal défi n’est ni de prendre congé, ni de devoir être aidante naturelle, ni de trouver une place en garderie, ni de travailler beaucoup d’heures, mais plutôt l’investissement personnel qu’exigent les enfants : « Les enfants demandent beaucoup de soins et je n’en ai pas le temps ». Ce qui pousse les femmes à renoncer à une fécondité désirée, semble-t-il, ce n’est pas la garde des enfants, les congés ou les heures de travail en soi, mais la croyance sous-jacente qu’il est chronophage d’avoir un enfant. Les problèmes de conciliation travail-famille n’en sont pas moins de véritables défis pour les familles, et les enfants exigent de leurs parents beaucoup de temps pour vrai. Se pourrait-il, néanmoins, que certaines répondantes s’imaginent que l’éducation des enfants doit obligatoirement être lourd? Des recherches passées ont révélé qu’en Occident, en particulier dans le haut de l’échelle socioéconomique, les personnes adoptaient des normes parentales de plus en plus exigeantes, en vertu de quoi le fardeau total des tâches domestiques non rémunérées tendait à s’alourdir jusqu’à ressembler aux niveaux observés avant l’invention des électroménagers modernes 11 11 J. R. Pepin, L. C. Sayer et L. M. Casper, « Marital Status and Mothers’ Time Use: Childcare, Housework, Leisure, and Sleep », Demography, 55, 1 (2018), 107–33; E. C. Rubiano-Matulevich et M. Viollaz, « Gender Differences in Time Use: Allocating Time Between the Market and the Household », World Bank Policy Research Working Paper No. 8981, 2019, 1–51, https://ssrn.com/abstract=3437824; G. M. Dotti Sani et J. Treas, « Educational Gradients in Parents’ Child-Care Time Across Countries, 1965–2012 », Journal of Marriage and Family, 78 (2016), 1083–96, https://doi.org/10.1111/jomf.12305; J. García-Manglano, N. Nollenberger et A. Sevilla Sanz, « Gender, Time-Use, and Fertility Recovery in Industrialized Countries », IZA Discussion Paper No. 8613, 2014, 1–19, http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.2529322. . En réalité, même si bien des Occidentaux croient que l’engagement personnel intense est la quintessence de la parentalité, les heures réellement consacrées à l’éducation des enfants varient énormément au sein des pays et entre eux 12 12 Ibidem. . Si les formes intensives de parentalité deviennent encore plus prégnantes au Canada, les parents se sentiront toujours plus stressés par le fardeau croissant des tâches parentales et, en définitive, la fécondité en souffrira. Si elle croit qu’une bonne mère doit absolument – le pléonasme est à dessein – offrir à son enfant un allaitement prolongé, de nombreux cours parascolaires, des activités de développement cognitif soigneusement choisies et beaucoup de temps pour renforcer la relation parent-enfant, une femme se sentira naturellement dépassée par la parentalité et, donc, intimidée par la procréation.
En parcourant la liste des facteurs influençant les projets de famille à court terme, on observe que les principaux se rapportent, pour la plupart, soit au grand investissement qu’exige le fait d’être parent, soit à un second concept clé introduit dans ce rapport, celui de l’« enfant-couronnement ». Il existe déjà une abondante littérature sur l’apparition, en Occident, d’un changement dans les normes du mariage, en vertu duquel celui-ci n’est plus la fondation d’une vie adulte à construire à deux, mais le sacre une vie réussie 13 13 A. J. Cherlin, « Degrees of Change: An Assessment of the Deinstitutionalization of Marriage Thesis », Journal of Marriage and Family, 82, 1 (2020), 62–80, https://doi.org/10.1111/jomf.12605; J. A. Holland, « Love, Marriage, Then the Baby Carriage? Marriage Timing and Childbearing in Sweden », Demographic Research, 29, 11 (2013), 275–306, http://www.jstor.org/stable/26348155. . La présente enquête découvre des preuves que les enfants pourraient avoir commencé à acquérir un statut identique.
Les réponses comme « Il est important pour moi de disposer d’argent pour payer les plaisirs de la vie, comme les voyages et les passe-temps, et un enfant rendrait cela trop difficile » ont plus d’influence que le coût du logement ou le faible revenu dans ce groupe d’âge. De même, « Il est important pour moi de me réserver assez de temps de loisir » est plus influent que de signaler qu’un partenaire refuse de s’occuper des enfants à sa juste part. Quand les enfants leur paraissent incompatibles avec la poursuite actuelle de leur développement personnel ou la jouissance de leurs temps libres ou de leur argent, ou quand ils font figure d’objectif de vie tout aussi important, mais qu’elles auront l’occasion d’atteindre plus tard, certaines femmes peuvent finir avec moins d’enfants qu’elles le désiraient. Une question clé reste en suspens et appelle des recherches supplémentaires : à quoi les femmes en fin période de fécondité et n’ayant pas autant d’enfants qu’elles le désiraient attribuent-elles ce manque? Leurs réponses seraient d’une grande valeur pour déterminer quels leviers politiques pourraient le mieux pousser à la hausse la fécondité au Canada et permettre aux femmes de se faire la vie qu’elles souhaitent pour elles-mêmes.
Il va sans dire que la fécondité tient aussi à d’autres facteurs. Les femmes de ce groupe d’âge qui s’inquiètent de la COVID-19, de l’économie, des changements climatiques, des discriminations contre leurs enfants potentiels ou de leur autonomie financière limitent en conséquence leurs projets de famille. Seulement, elles le font moins que celles qui adhèrent à l’idée de l’« enfant-couronnement » ou qui conçoivent la parentalité comme un engagement de chaque instant.
Il va aussi sans dire que les inquiétudes ne se manifestent pas toutes avec la même fréquence. Environ 45 % des femmes de ce groupe d’âge sont d’accord pour dire « Je cherche encore à savoir ce que je veux et je compte me développer en tant que personne avant de devenir parent », tandis que seules 4 % affirment que des inquiétudes concernant la sécurité ou la criminalité influencent leurs projets de famille. La figure 13 présente les mêmes données que la figure 12, mais réduit chaque effet de probabilité par la part des répondantes qui n’ont exprimé aucune inquiétude donnée. Nous voyons quelles inquiétudes sont à la fois graves et courantes, et donc des raisons fortes des naissances « manquantes ».
Les facteurs liés au parcours de vie dominent la figure 13. Pour l’essentiel, il s’agit de problèmes courants aux conséquences profondes. Le développement personnel, l’avancement professionnel et l’achèvement des études sont tous, pour les femmes de ce groupe d’âge, des raisons fortes de reporter la procréation – tout comme le désir d’épargner et de s’offrir des dépenses d’agrément. Globalement, cette figure renforce les conclusions de la figure 12. Cela dit, il existe des inquiétudes dont l’influence, secondaire quand on les prend individuellement (figure 12), devient primaire dès lors qu’on les prend comme un tout. Le coût du logement, les aléas de l’économie, les salaires à peine suffisants pour subvenir à ses propres besoins actuels, et la crainte des changements climatiques font tous partie de ce groupe d’inquiétudes modérément influentes, mais largement partagées. Il se peut qu’aucune d’elles ne soit la principale pour la plupart des femmes, mais toutes agissent en toile de fond pour tant de femmes qu’elles restent socialement importantes. Par ailleurs, certaines inquiétudes pèsent très lourd sur les femmes qui les ressentent, sans qu’elles soient largement partagées pour autant, ce qui explique qu’elles ne se classent pas aussi haut à la figure 13 qu’à la figure 12. Les inquiétudes liées à la pandémie, à la sécurité personnelle, à la criminalité, aux discriminations et à l’insuffisance des congés payés constituent toutes des exemples de ce type d’inquiétudes plus nichées. Ce sont des problèmes qui influencent les décisions des femmes aux prises avec eux, mais ils ne sont pas partagés par de larges pans des Canadiennes.
Dans des tests statistiques supplémentaires non présentés ici, nous avons confirmé que ces listes étaient approximativement similaires si, au lieu d’analyser la probabilité d’avoir des enfants dans les deux prochaines années, nous évaluions les effets sur l’intention d’en avoir (ou d’en avoir plus) un jour. Ce changement analytique a peu d’effet sur les conclusions globales. De plus, il faut mentionner ici que relativement peu de répondantes, peu importe leur âge, ont sélectionné l’infertilité ou une mauvaise santé comme motif pour ne pas avoir (ou ne pas avoir plus) d’enfants, et une seule des 2 700 répondantes a fait valoir une inquiétude au sujet de l’accessibilité des traitements de fécondation in vitro. Nous ne décelons donc aucune preuve que l’augmentation du soutien à cette méthode ou d’autres mesures analogues serviraient vraiment à répondre aux inquiétudes des femmes, qui se rapportent principalement à des facteurs sociaux, culturels et économiques.
Conclusion
Les taux de fécondité au Canada sont bas. Trop souvent, dans le discours social, on présente la faible fécondité comme un choix des femmes et une bonne chose pour elles. Or, nos recherches révèlent que la fécondité est bien plus basse que ce que les Canadiennes disent désirer pour elles-mêmes. Leurs désirs familiaux ne sont pas entravés parce qu’elles accomplissent de grands progrès dans d’autres domaines de leur vie, comme on a pu le laisser entendre sur les ondes publiques 14 14 S. Paikin, « Is COVID Causing Canada’s Birth Rate to Fall? », The Agenda with Steve Paikin, 3 février 2022, https://www.tvo.org/video/is-covid-causing-canadas-birth-rate-to-fall. . Au contraire, il semble que l’obstacle provienne de la séquence dans laquelle les Canadiennes poursuivent leurs objectifs. Quand elles perçoivent le fait d’avoir des enfants comme un obstacle à la poursuite de leur carrière, de leur développement personnel ou de leurs objectifs financiers, mais aussi comme une sorte de couronnement une fois ces premiers objectifs atteints, elles ont tendance à reporter la mise au monde au monde d’enfants (en nombre réel ou idéal), parfois jusqu’à ce que ce report devienne définitif. Nous sommes préoccupés que le jumelage de normes de parentalité très exigeantes, d’une part, et de la procréation envisagée comme un « couronnement », d’autre part, signifie que seules les femmes bien nanties se sentent assez confiantes pour tenter d’avoir une famille nombreuse. En conséquence, et peut-être de manière unique parmi les sociétés industrialisées, les résultats et les intentions de fécondité au Canada sont les plus élevés chez les femmes nanties.
Dans la mesure où les décideurs se soucient de ce que les femmes veulent pour elles-mêmes, ils feraient bien d’abandonner le mythe répandu selon lequel elles souhaitent toujours prévenir les grossesses ou avoir moins d’enfants, pour plutôt considérer les inquiétudes qui freinent réellement leurs objectifs familiaux. Certaines de ces inquiétudes pourraient être abordées par des réformes politiques conventionnelles : par exemple, en trouvant des moyens d’aider les gens à terminer des études supérieures et à obtenir un emploi stable plus rapidement (comme le font les cégeps, au Québec), en luttant contre le coût élevé du logement au moyen d’une meilleure offre d’habitations, et en encourageant la croissance économique, ce qui peut avoir un effet à la hausse sur les salaires.
Il est beaucoup plus difficile d’aborder certains autres problèmes. Les futurs parents ont besoin de soutiens divers pour se sentir capables d’élever des enfants. Les initiatives à leur endroit, qu’elles viennent du gouvernement ou de la société civile, devraient moins insister sur ce qu’il faut faire et davantage transmettre un message de confiance et de compétence. Les initiatives de santé publique et d’éducation devraient éviter de promouvoir, comme normatifs, des approches uniformes et exigeantes de parentalité. Puisque le gouvernement interagit avec les parents à de nombreux niveaux tout au long de la vie d’un enfant, il est vital de bien réfléchir aux messages transmis sur la parentalité. Chaque message autre que « Être un bon parent est à la portée de presque tous les adultes » nourrit le découragement.
En ce qui concerne la notion d’« enfant-couronnement », ce que les décideurs peuvent faire n’est pas évident. Des normes sociales qui présentent les enfants comme des obstacles à la réussite dans d’autres domaines de la vie, plutôt que comme des aventures dans la création de sens pour les parents eux-mêmes, décourageront la fécondité indépendamment des mesures politiques mises en place. À moins que les Canadiennes ne voient les enfants comme faisant partie du processus de développement personnel, plutôt que comme une récompense pour la réussite de leur développement, le modèle de procréation comme couronnement continuera de peser sur la capacité de nombreuses femmes à réaliser leurs ambitions familiales.
Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour mieux cerner les normes parentales et le modèle de procréation-couronnement. Elles devront aussi se pencher sur des problèmes plus concrets, comme le coût du logement ou les politiques familiales, y compris la garde d’enfants. À cette fin, nous espérons produire d’autres rapports basés sur ces données d’enquête, qui couvriront les problèmes de budget des ménages et les différences régionales de fécondité au Canada.
References
Bumpass, L. et C. F. Westoff. « The Prediction of Completed Fertility ». Demography, 6, 4 (1969), 445–54.
Chei, C. L., J. M. L. Lee, S. Ma et R. Malhotra. « Happy Older People Live Longer ». Age and Ageing, 47, 6 (2018), 860–66. https://doi.org/10.1093/ageing/afy128.
Cherlin, A. J. « Degrees of Change: An Assessment of the Deinstitutionalization of Marriage Thesis ». Journal of Marriage and Family, 82, 1 (2020), 62–80. https://doi.org/10.1111/jomf.12605.
Cheung, F. et R. E. Lucas. « Assessing the Validity of Single-Item Life Satisfaction Measures: Results From Three Large Samples ». Quality of Life Research, 23, 10 (2014), 2809–18. https://link.springer.com/article/10.1007/s11136-014-0726-4.
Cleland, J., K. Machiyama et J. B. Casterline. « Fertility Preferences and Subsequent Childbearing in Africa and Asia: A Synthesis of Evidence From Longitudinal Studies in 28 Populations ». Journal of Population Studies, 74, 1 (2020), 1–21. https://doi.org/10.1080/00324728.2019.1672880.
Comité sénatorial permanent des droits de la personne. La stérilisation forcée et contrainte de personnes au Canada. Juin 2021. https://sencanada.ca/content/sen/committee/432/RIDR/reports/2021-06-03_ForcedSterilization_F.pdf.
Coombs, L. C. « Reproductive Goals and Achieved Fertility: A Fifteen-Year Perspective ». Demography, 16, 4 (1979), 523–34.
Cross, P. et P. J. Mitchell. « The Marriage Gap Between Rich and Poor Canadians ». Institut du mariage et de la famille du Canada, février 2014. https://www.cardus.ca/assets/data/files/IMFC/TheMarriageGapBetweenRichandPoorCanadians.pdf.
Dotti Sani, G. M. et J. Treas. « Educational Gradients in Parents’ Child-Care Time Across Countries, 1965–2012 ». Journal of Marriage and Family, 78 (2016), 1083–96. https://doi.org/10.1111/jomf.12305.
Fergusson, D. M., G. F. H. McLeod, L. J. Horwood, N. R. Swain, S. Chapple et R. Poulton. « Life Satisfaction and Mental Health Problems (18 to 35 years) ». Psychological Medicine, 45, 11 (2015), 2427–36. https://doi.org/10.1017/s0033291715000422.
Fostik, A. et N. Galbraith. « Changements dans les intentions d’avoir des enfants en réponse à la pandémie de COVID-19 ». Décembre 2021. https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/45-28-0001/2021001/article/00041-fra.htm.
García-Manglano, J., N. Nollenberger et A. Sevilla Sanz. « Gender, Time-Use, and Fertility Recovery in Industrialized Countries ». IZA Discussion Paper No. 8613, 2014, 1–19. http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.2529322.
Gietel-Basten, S., J. Casterline et M. K. Choe (dir.). Family Demography in Asia: A Comparative Analysis of Fertility Preferences. Edward Elgar Publishing, 2018.
Holland, J. A. « Love, Marriage, Then the Baby Carriage? Marriage Timing and Childbearing in Sweden ». Demographic Research, 29, 11 (2013), 275–306. http://www.jstor.org/stable/26348155.
Luhmann, M., R. E. Lucas, M. Eid et E. Diener. « The Prospective Effect of Life Satisfaction on Life Events ». Social Psychological and Personality Science, 4, 1 (2013), 39–45. https://doi.org/10.1177/1948550612440105.
Organisation de coopération et de développement économiques. « Taux de fécondité ». 2023. https://www.oecd.org/fr/data/indicators/fertility-rates.html.
Paikin, S. « Is COVID Causing Canada’s Birth Rate to Fall? ». The Agenda with Steve Paikin, 3 février 2022. https://www.tvo.org/video/is-covid-causing-canadas-birth-rate-to-fall.
Pepin, J. R., L. C. Sayer et L. M. Casper. « Marital Status and Mothers’ Time Use: Childcare, Housework, Leisure, and Sleep ». Demography, 55, 1 (2018), 107–33.
Rubiano-Matulevich, E. C. et M. Viollaz. « Gender Differences in Time Use: Allocating Time Between the Market and the Household ». World Bank Policy Research Working Paper No. 8981, 2019, 1–51. https://ssrn.com/abstract=3437824.
Stone, L. et S. James. « For Fertility, Marriage Still Matters ». Institute for Family Studies, octobre 2022, https://ifstudies.org/blog/new-report-for-fertility-marriage-still-matters.